3e Forum de la régulation
Paris, 1-2 décembre 2009

Le rapport territorial

Essai de définition


Jean-Noël DuPasquier et Daniel Marco 1)  



La théorie de la régulation adosse ses conclusions au sujet des régimes d'accumulation et des modes de régulation sur l'analyse de cinq formes sociales fondamentales qui structurent les économies capitalistes : la contrainte monétaire, le rapport salarial, les formes de concurrence, l'insertion internationale et le rapport à l'Etat. 2)  

Nous proposons dans cette contribution de soutenir l'hypothèse selon laquelle ce tableau analytique est incomplet. Il omet de s'interroger sur les formes que les sociétés capitalistes appliquent à l'usage du sol et, plus généralement, sur les formes d'usage de notre environnement biophysique. Or, comme on le verra, cette omission n'est pas sans conséquences, notamment sur la question de la crise écologique qui prend aujourd'hui une place prépondérante dans le débat social.

Le rapport territorial

Depuis les travaux de Lefèbvre 3)   et de Lipietz 4)   , on sait que le territoire n'est pas une chose, neutre ou inerte. Cette chose est surdéterminée par les rapports sociaux des personnes qui l'occupent. Un espace territorial n'est défini que lorsque sont précisées les modalités d'existence des communautés humaines qui y vivent et travaillent. Ces modalités résultent de relations sociales contradictoires, d'intérêts particuliers qui s'affrontent, de rapports de force et de domination entre groupes sociaux inégaux qui ne conçoivent pas la vie en commun de la même façon. La résolution de ces conflits se traduit par des compromis dont la stabilité et la durabilité varient selon le lieu et la période de l'histoire. Ils expriment, à un moment donné, les règles du jeu de l'occupation sociale du territoire. Nous appellerons rapport territorial l'état de ces compromis dans chaque lieu et à chaque période considérée. Caractériser un régime d'accumulation des richesses implique la compréhension du fonctionnement du marché du travail, du marché des biens et services ou du marché de l'argent. On peut maintenant ajouter à cette liste le fonctionnement du marché du territoire, sans lequel la description d'une période du capitalisme ne serait pas complète.

Depuis toujours, l'activité humaine a conduit à une polarisation du territoire autour de centre nodaux dominant l'aire géographique qui en dépendait. L'articulation centre-périphérie, les rapports de domination-dépendance se sont mis en place très tôt dans l'histoire humaine. Les villes-monde à l'image d'Amsterdam au 17e siècle ou les villes-carrefour d'échange et de commerce comme Lyon-Genève-Turin pour la région Piémont-Savoie structurent à la fois le territoire et les modalités d'existence de leurs habitants. Elles sont situées dans les lieux de valorisation du capital. Lorsque les modalités d'accumulation du capital changent, certains centres déclinent, d'autres émergent. Ainsi en va-t-il de la bascule Bâle-Zurich au 20e siècle. Les centres de pouvoir et de décision migrent et transforment aussi bien les aires territoriales de leur domination que les modalités de cette dernière.

Prenons, dans l'histoire récente, l'exemple du passage de la période fordiste (1945-75) à la période libérale-productiviste (1980-2008)5) .

Le rapport territorial fordiste.

Trois notions caractérisent cette période : le plan, la division fonctionnelle et la négociation. L'aménagement du territoire, et notamment la concentration urbaine qui va dominer cette période, n'est plus laissé aux libres forces du marché mais dirigé depuis le centre politique. Le véhicule utilisé est celui du plan, plan d'aménagement, plan d'affectation, plan de zonage. Le territoire se trouve réparti en zones et l'on fixe pour chacune d'elles le genre et les conditions d'affectation de l'utilisation du sol : ici l'agriculture, là l'industrie, plus loin l'habitat, etc. C'est le principe de l'aménagement fonctionnel. A chaque zone son mode uniforme d'activité. Le territoire doit être lisible et présenter une division économique et sociale de l'espace. C'est ainsi que les anciens tissus urbains totalement mixtes, mélangeant activités industrielles, commerciales et d'habitat, sont progressivement démembrés. Le centre est réservé aux services financiers, commerciaux et administratifs, tandis que les industries manufacturières sont rejetées à la périphérie et que l'on construit, toujours à la périphérie, les grands ensembles destinés à accueillir les habitants qu'on a expulsés du centre.

Derrière ce mouvement de division fonctionnelle du territoire se cache la notion implicite de progrès et de bien être. On entend dépolluer les centres urbains des miasmes générés par l'industrie, on veut supprimer les taudis insalubres du centre et reloger les classes travailleuses dans des logements aérés et bénéficiant du confort moderne (cuisine équipée, salle de bains, chauffage central, etc.). Qui pourrait, dans l'idéologie ambiante de la construction d'une société du bien-être et de la consommation, s'y opposer ? Bien entendu, cette recomposition urbaine arrange beaucoup de monde : les propriétaires terriens des régions suburbaines qui encaissent du jour au lendemain une rente foncière miraculeuse, le secteur du BTP qui voit son champ d'activité se démultiplier, les banques dont l'activité de crédit va connaître une croissance exponentielle.

Cependant, l'aménagement du territoire est un instrument de politique publique et, à ce titre, il est totalement négocié. A l'instar de la planification économique, la planification territoriale associe, de sa conception à sa sanction par les parlements, toutes les forces sociales intéressées, syndicats d'employeurs et de salariés, associations professionnelles de l'économie, la culture et du patrimoine. Dans la période fordiste, la négociation a valeur cardinale. Après les spectacles de désolation sociale laissés par la crise des années 1930 puis par la 2e guerre mondiale, l'idée de reconstruire un monde meilleur unifiant toutes les forces de la nation a imposé des procédures négociées dans tous les domaines de la vie sociale. Ainsi, les plans d'aménagement du territoire sont-ils les pendants des conventions collectives de travail. A vrai dire, ni les unes ni les autres n'ont entravé, du moins au début, ni la croissance économique ni l'accumulation du capital.

La négociation permet d'ailleurs d'imposer des règles et de placer des limites. C'est ainsi que l'on observe la contention relative de la métropolisation. La période fordiste connaît de très forts mouvements d'exode rural et d'urbanisation qui auraient pu conduire, les eusse-t-on laissé aller librement, à une mégalopolisation sauvage, du type de celles qui ont fleuri dans les pays du sud. La réponse fordiste à la mégalopole a été la construction de villes nouvelles. D'autres limites concernent la propriété privée et les droits à bâtir. Grâce au zonage fonctionnel, les droits à bâtir sont contenus dans certains périmètres. Pour autant, les plans d'aménagement n'entrent nullement en contradiction avec le modèle de développement fordiste dont les emblèmes phares sont les biens d'équipement ménagers et la voiture. Les normes de construction des nouveaux logements ainsi que la priorité accordée à l'implantation de voies de communication routières et autoroutières en attestent abondamment.

Le territoire fordiste se caractérise donc par sa lisibilité, sa division économique et sociale de l'espace. Les plans d'aménagement négociés qui le définissent lui assurent une structure durable à moyen terme.

Le rapport territorial libéral-productiviste

Ici comme sur les autres marchés (marché du travail, des biens et services, de l'argent), les anciens compromis sociaux du fordisme se délitent progressivement, les barrières sont ôtées, les zonages s'assouplissent, la flexibilité est revendiquée pour faire droit aux nécessités du capital. En bref, le territoire doit s'adapter pour accueillir les nouveaux flux de capitaux, les nouvelles circulations des êtres et des choses. Et, fait remarquable, la négociation tombe dans les oubliettes de l'histoire.

Ce dernier point se présente ainsi. Les forces constituées de la représentation citoyenne (syndicats, associations de quartier, mouvements d'habitants) ont disparu de la table de négociation territoriale, laquelle ne figure plus à leur agenda de préoccupation. Les processus de décision en matière d'aménagement se « privatisent » silencieusement dans la mesure où le monde de l'économie et de la finance dicte librement ses desiderata aux collectivités publiques qui se sont transformées en leurs agents serviles, selon le principe « ce qui est bon pour l'entreprise est bon pour le pays ». A quoi conduit un rapport territorial non-négocié et imposé par la volonté privée des puissants ?

Les zonages se déréglementent graduellement, quand ils ne disparaissent pas. La métropolisation des grands centres urbains est libérée des corsets qui l'empêchaient de s'étendre. Le territoire doit être fluide, pour favoriser les flux de toutes sortes, et flou, pour permettre toutes les adaptations, reclassements ou changements d'affectation requis pour faire droit aux mutations du tissu économique et aux appétits du capital financier. La ville devient diffuse, le territoire flou et illisible, mais en même temps il se polarise autour de centres de décision, ce qui définit les nouvelles règles d'un très ancien jeu : la course au centre, la lutte pour se situer à proximité du centre. Les barrières dressées par les plans d'aménagement s'étant estompées, ce jeu génère une spéculation foncière d'une violence inconnue à ce jour. En même temps, le territoire se hiérarchise de façon beaucoup plus stricte, traduisant les effets de la concentration économique qui veut que quelques très grandes entreprises mettent en coupe réglée une multitude de sous-traitants. Des régions ou des sous-régions économiquement autonomes 6)   à l'époque fordiste, ont passé sous la domination des grands centres de décision nationaux ou internationaux, leur tissu d'entreprises ayant été pour partie racheté par des conglomérats industriels ou financiers, ou pour partie placé sous un régime de sous-traitance stricte.

Le libéral-productivisme ajoute à la domination économique, mais aussi territoriale, une dimension nouvelle induite par les effets des règles du jeu de la concurrence mondialisée et de la domination sans partage de la finance actionnariale. Il faut nommer cette nouvelle dimension par un terme qui traduise la violence des mécanismes en cours : la prédation. Achetée par un grand groupe, la petite entreprise régionale l'est souvent non pas pour la production qu'elle réalise mais pour la valeur de sa marque, de ses brevets, de ses procédés de fabrication, toutes choses facilement rapatriables au centre, ce qui promet à terme sa fermeture quasi certaine. Ou, autre scénario, l'acheteur garde son activité à l'entreprise régionale, voire même l'augmente, mais seulement jusqu'à la prochaine occasion d'une délocalisation plus profitable pour lui. Avec un résultat identique, fermeture à terme. Un troisième scénario, celui de la sous-traitance, n'est pas plus brillant. L'entreprise-centre, placée sous la contrainte actionnariale qui réclame des taux de rendement sans cesse plus élevés, transfère cette contrainte au sous-traitant en rabotant les prix d'achat de façon si drastique que ce dernier se trouve à terme dans une situation déficitaire conduisant à la faillite et la fermeture. La domination-prédation libérale-productiviste produit, du point de vue de ce qu'on n'ose plus appeler l'aménagement du territoire, la désertification de régions entières qui, sauf à se reclasser dans d'autres activités lorsque cela est possible (on compte beaucoup sur le tourisme-loisirs dans ces cas-là), retournent à l'état de friches, avec ce que cela suppose d'émigration démographique vers où l'on espère trouver du travail : les centres.

L'affirmation de la propriété privée ne connaît aucune limite sous le libéral-productivisme et se propage désormais, sans que les citoyens n'y trouvent à redire, à la production et la distribution des ressources dites naturelles, eau, air, soleil, richesses du sous-sol et de la biodiversité. Or, pas plus que le territoire, ces ressources ne sont naturelles. Elles requièrent un travail avant de nous parvenir et, fait remarquable, elles ont toujours été considérées depuis les débuts de l'ère industrielle comme faisant partie des biens communs, et à ce titre devant être gérées par la collectivité 7)  . Le compromis (mais faut-il encore l'appeler comme cela ?) libéral-productiviste renverse cette coutume jusqu'ici évidente pour imposer une prédation absolue de ces biens communs.

Le rapport territorial et la crise de septembre 2008 8)  

La crise de septembre 2008 était en gestation depuis longtemps, à vrai dire dès la mise en œuvre du compromis libéral productiviste au début des années 19809) . Il s'agit de la perturbation grave, de la rupture d'un équilibre en vigueur jusqu'alors 10)  . En toute rigueur, cette rupture de septembre 2008 signale l'épuisement des facteurs constitutifs du modèle libéral-productiviste, c'est-à-dire que la domination de la finance actionnariale et de la concurrence sauvage mondialisée a atteint sa propre limite et se met à détruire le terreau sur lequel poussent les profits et l'accumulation des richesses, ce qui devrait logiquement conduire à la définition de nouveaux modes de régulation. Mais y a-t-il une logique dans la dynamique des relations sociales ? Il se peut aussi, par hypothèse, que la domination du capitalisme financier international, quoique ébranlée, demeure suffisamment forte pour tenter de prolonger les modalités fondamentales du libéral-productivisme, quitte à aménager quelques modalités accessoires. Pour tenter un second tour de piste en quelque sorte. A voir ce qui s'est produit depuis novembre 2008, tant du côté des mobilisations populaires que de celui des pressions exercées par les milieux financiers, et sans parler des simulacres de changement agités à grand renfort de publicité à chaque rencontre intergouvernementale, on serait bien tenté d'adopter cette deuxième hypothèse. Ainsi, la crise serait bel et bien terminée aux sens où les décisions (du grec krusein = décider) seraient prises, et nous nous trouverions à nouveau « en régime », du moins provisoirement, dans un modèle productiviste-bis, aussi chaotique que le précédent et préparant immanquablement la crise suivante.

C'est du moins ce que l'on peut observer tant dans les compromis récents passés au sein de la sphère financière 11)   que dans ceux passés en ce qui concerne le rapport territorial. Et c'est bien de ce dernier que nous voulons parler ici.

Si le rapport territorial libéral-productiviste se caractérise par la non-négociation et la mise en coupe réglée du territoire pour satisfaire les appétits du capitalisme financier, ce que nous avons appelé prédation désertifiante, qu'en est-il depuis septembre 2008 ? Trois points méritent examen à cet égard, la désertification, le New Deal vert et les biens communs.

Le premier ne nécessitera pas de longs développements car il se situe dans la suite logique des tendances à l'œuvre depuis 30 ans. On se réfère ici au mouvement de fermeture d'entreprise, de rachats, fusions, concentrations qui traverse tous les secteurs de l'économie et conduit à la désertification démographique, économique et socioculturelle des régions périphériques dominées et à une polarisation-hiérarchisation accrue du territoire au niveau mondial. La crise de septembre 2008 a amplifié ce mouvement et approfondit à un rythme encore plus dramatique les inégalités déjà observées.

Le deuxième point se rapporte à l'impasse écologique à laquelle le capitalisme productiviste conduit à marche forcée et dont une des dernières manifestations à l'échelle planétaire a été la crise alimentaire de 2007. En associant les versants économiques, écologiques et financiers qui composent le bouquet de la crise du modèle libéral-productiviste, les régulationnistes en arrivent tout naturellement à proposer comme l'une des issues à cette crise la mise en place d'un New Deal vert. Ils rejoignent en cela de larges fractions de la population des pays industrialisés du nord-ouest de la planète qui sont enclines à accepter un tel programme. La question est : un New Deal vert peut-il aider à changer le paradigme productiviste ? La réponse est non ! Pourquoi ?

En tant que programme d'investissement dans des projets économes en consommation d'énergie et en rejets d'agents polluants (isolation des bâtiments, développement des transports en commun) ou en infrastructures d'intérêt public (écoles, hôpitaux), le New Deal vert se dirige certes dans la bonne direction et contribuerait au soutien (faut-il parler de relance ?) de l'activité économique dont le niveau actuel se situe en dessous de la ligne de flottaison. Mais il se pourrait bien qu'il ne corrige en rien le mode de régulation en vigueur de l'accumulation de capital. Expliquons-nous. Il faut soigneusement distinguer les deux dimensions d'un programme tel que le New Deal vert : le programme lui-même (ses buts, son contenu) d'une part, et d'autre part les modalités de sa mise en œuvre et de sa conduite. Or, la conduite d'un programme dépend du rapport des forces sociales qui va fixer les règles du jeu en la matière. Mais quel est ce rapport de force dans la période post-septembre 2008 ? La gestion financiarisée de l'activité économique continue à mettre en coupe réglée les entreprises, sommées qu'elles sont de produire des taux de rendement largement supérieurs à ce qui est normalement possible, avec toutes les suites que l'on connait. Loin de porter atteinte à ces appétits inextinguibles de la finance, la crise de septembre 2008 les a laissés intacts, si elle ne les a pas amplifiés, comme on a pu le constater tout au long de l'année 2009. Et on ne voit pas comment il en irait autrement sauf à leur opposer des obstacles infranchissables touchant au cœur du modèle libéral-productiviste et introduisant des limites strictes aussi bien à la concurrence internationale qu'à l'extraction démesurée des profits. Tout indique donc que la mise en œuvre d'un New Deal vert se ferait selon un plan 12)   libéral-productiviste qui dénaturerait le contenu même du programme et lui ôterait ses attributs anti-productivistes, au grand dam de ses initiateurs bien intentionnés.

On doit probablement attribuer cette confusion créée autour du New Deal vert et de sa portée véritable par une absence d'analyse sur la question territoriale. Les supporters du New Deal vert s'abritent derrière ses résultats visibles attendus : on polluera moins, on consommera moins d'énergie, on créera des emplois utiles, etc. Ce faisant, ils considèrent implicitement le territoire comme un donné, un réceptacle passif d'activités humaines, une chose. Or, on l'a rappelé plus haut, le territoire n'existe pas en tant tel. Il n'existe que de façon surdéterminée par les rapports sociaux qui lui donnent sa forme. Et c'est justement les compromis sociaux atteints à l'intérieur de chaque modèle de développement, les compromis sur l'argent, sur l'emploi, sur le commerce des biens, etc. qui vont rejaillir chacun à leur manière sur la forme territoriale particulière associée à chacun de ces modèles. Ce que nous avons appelé rapport territorial, par analogie au rapport salarial défini dans les textes classiques de l'école de la régulation dès 1976-7. Et l'on voit immédiatement que le New Deal vert ne modifiera pas le rapport territorial actuel sur le fond, mais seulement un tout petit peu sur la marge. Même repeinte en vert, la machine libérale-productiviste va poursuivre sa joyeuse marche vers d'autres crises, vers d'autres formidables dégâts sociaux. En fait d'issue à la crise productiviste, c'est plutôt raté !

Venons-en au troisième point. La violence avec laquelle le libéral-productivisme décime les rapports sociaux n'est sans doute nulle part plus visible, plus éclatante, que dans sa dimension territoriale. La domination du capital financier s'y manifeste par une prédation sauvage et mortifère d'une visibilité si aveuglante que même les plus conservateurs des citoyens du nord viennent à s'en émouvoir. Ainsi se développe dans les pays industrialisés une vague de compassion bien inoffensive pour les dominants qui l'ont provoquée. Plus sérieux est la renaissance de la notion de bien commun dans la conscience populaire, car elle peut mettre en cause, ultimement, les modalités privées marchandes de la gestion de l'activité économique. Pour ce qui est du rapport territorial, la traduction de la notion de bien commun est évidente et se résume dans la revendication de la municipalisation du sol. Attention : ce programme-là n'est pas du tout révolutionnaire, issu du cerveau de dangereux extrémistes. Pour preuve la lettre écrite à Gorbatchev en 1990 par une trentaine de savants états-uniens de toutes disciplines l'enjoignant, alors qu'il préparait son programme de passage de l'économie soviétique à une économie de marché, de conserver la propriété collective du sol comme instrument régulateur bénéfiques aux activités marchandes 13)  . Loin d'être incompatible avec les règles de l'économie capitaliste marchande, la municipalisation du sol en améliore au contraire le fonctionnement parce que, grâce au rôle modérateur de la collectivité, elle limite, voire corrige, les excès du marché libre et autorégulateur. Nous sommes donc dans la droite ligne d'Adam Smith ! En revanche, elle s'attaque de front à la gestion privée du territoire et de ses ressources telle que le modèle libéral productiviste l'a instaurée. En ce sens, elle représente un vrai programme réformiste qui fait obstacle au mode de régulation actuel. Inutile de dire que l'introduction d'une règle du jeu de cette envergure requiert la construction d'un nouveau rapport de forces social. Cela peut sembler renvoyer sa réalisation à un horizon fort lointain, mais on verra plus loin, dans l'examen de quelques luttes sociales récentes en Suisse, qu'un tel pessimisme n'est pas de mise.

Il suit de ces considérations que, pour lever les doutes que nous avons émis à l'endroit du New Deal vert, il suffirait de lier ce dernier à son programme frère, la municipalisation du sol.

Le Tessin et la grève aux ateliers CFF de Bellinzone

Le Tessin est un territoire schizophrène avec les pieds dans la botte (italienne) et le porte-monnaie sur le plateau (suisse).

Le fordisme en Suisse débute en 1937 (signature des accords de paix du travail entre fédération patronale et syndicat de la métallurgie et l'horlogerie) et prend fin en 1974-76 (premier choc de la crise du modèle dans l'arc jurassien (horlogerie) et la Suisse orientale (textile-habillement)). Il se met en place selon un profil classique sur le plan du rapport salarial 14)   agrémenté d'une forte composante culturelle de consensualité, dans laquelle certains voient du corporatisme 15)  . L'histoire de la dépendance économique, sociale et territoriale du canton du Tessin, bien qu'ayant débuté dès le 19e siècle, s'affirme réellement pendant la période fordiste.

Dès l'après-guerre, le canton du Tessin, seul territoire suisse situé au Sud des Alpes et appartenant géographiquement à l'aire lombarde, devient le réceptacle touristique privilégié des riches du nord du pays (Zurich-Bâle) ainsi que de l'Allemagne du sud-ouest. Cet afflux temporaire (vacances) ou permanent (retraite) de populations germanophones se greffe sur une économie traditionnelle de petites entreprises et d'agriculture et en modifie graduellement les contours. C'est l'époque où le Tessin représente « la riviera de Zurich ». Parallèlement, les activités financières de la place tessinoise connaissent un essor spectaculaire. Les afflux de capitaux italiens avaient certes commencé dès la fin du 19e siècle 16)   et cela au moins pour quatre raisons qui sont restées valables jusqu'à aujourd'hui : l'évasion fiscale, l'appréciation constante du franc suisse par rapport à la lire italienne, la stabilité politique, le recyclage de l'argent dégagé par l'économie souterraine italienne.

Dès 1945, une large part de la croissance du canton se réalise grâce à sa frontière avec l'Italie, situation qui lui assure une rente de fait liée aux différences salariales entre l'Italie et la Suisse, mais aussi liée aux flux commerciaux transitant par la frontière, puis de plus en plus liée aux flux de capitaux déclarés ou clandestins qui viennent se réfugier dans l'oasis de Lugano. A partir des années 1970, cette rente de situation devient particulièrement dominante pour l'économie tessinoise et l'on assiste à une véritable explosion du secteur tertiaire avec, pour contre-partie, le démantèlement progressif du tissu industriel. Commencée par les flux touristiques et complétée par les flux financiers 17)  , la colonisation du territoire est alors totale. Cette évolution se trouve à merveille résumée dans le projet d'un financier tessinois 18)   qui veut faire du Tessin « le Hong-Kong lombard 19)   ».

Autre paramètre structurant du territoire tessinois, sa position-clé de portail sud du Gotthard, sur l'axe européen nord-sud allant de Hambourg à Milan. Le développement autoroutier joint au percement du tunnel routier du Gotthard (inauguré en 1980) a transformé le canton en gigantesque dévaloir aussi bien pour le tourisme nord-sud que pour le transport routier des marchandises. Evolution qui se verra accentuée dès la prochaine décennie par l'ouverture du tunnel ferroviaire de base sous le massif du Gotthard qui permettra de relier la métropole zurichoise à Lugano en moins de deux heures, et Milan en moins de trois.

La territorialité du Tessin est donc doublement frontalière, la frontière des Alpes au nord et la frontière italienne au sud. Sa dépendance est également double, partagée entre la métropole zurichoise et la mégapole milano-lombarde. Que ce soit par le transit des personnes et des marchandises ou par les flux financiers, le canton doit se plier aux contraintes à la fois européennes et mondiales qui la dominent et façonnent son modèle d'activités autant que son territoire et sa culture, spectacle à bien des égards effrayant auquel les citoyens tessinois sont conviés en spectateurs impuissants. Certes, sa rente de situation persiste, mais à quel prix ! On se trouve face à un exemple magnifique de ce que David Harvey appelle « la géographie de la domination », où les coalitions entrepreneuriales de promotion territoriale échappent à tout contrôle et où la prédation libérale-productiviste du territoire devient maximale.

C'est dans ce contexte général que se situe la grève des salariés des ateliers des chemins de fer fédéraux à Bellinzone 20)   en mars 2008. Pour faire droit à la gestion libérale-productiviste du secteur public, parfois appelée la nouvelle gestion publique, les ateliers CFF de Bellinzone, autrefois régie publique de la Confédération, ont été transformés en entreprise à capital mixte en majorité aux mains de l'Etat qui, à ce titre siège au conseil d'administration. L'entreprise poursuit son activité traditionnelle, mais avec une nouvelle contrainte : être bénéficiaire. Pour satisfaire cette contrainte, la direction de l'entreprise concocte divers plans de rationalisation, restructuration, fusion avec d'autres ateliers d'entretien CFF localisés ailleurs en Suisse, qui mettent le personnel en alerte. Le dernier plan proposé en mars 2008 fait déborder le vase. Il s'agit dans un premier temps d'une délocalisation partielle, mais ce qui resterait dans la mission des ateliers de Bellinzone concerne des tâches de second ordre, ce qui laisse présager à moyen terme une fermeture totale. Le personnel demande le retrait pur et simple de ce dernier plan et, devant le refus de la direction, décide l'ouverture d'une grève illimitée.

La grève est lancée sur une base on ne peut plus classique : la défense de l'emploi. De façon non moins classique s'oppose à la volonté de l'employeur d'imposer un rapport salarial de type libéral-productiviste 21)   la résistance du personnel qui cherche à sauvegarder les acquis de l'ancien rapport salarial fordiste. La mobilisation à l'intérieur des ateliers est totale et reçoit rapidement le soutien de sections syndicales de tout le pays. Parallèlement se déclenche le soutien, qui deviendra massif, de la population tessinoise, vague de fond qui va envahir toutes les couches de la société civile, église, partis politiques, médias, associations culturelles et sportives 22)   . Et c'est là que tout bascule.

Tant que le conflit se déroulait autour du rapport salarial, la direction des CFF avait maintenu une position ferme de non recevoir, refusant d'entrer en matière sur le cahier des revendications des grévistes, arguant de la rationalité économique inattaquable de son plan de restructuration, tentant de discréditer les agitateurs extrémistes qui manipulaient le personnel. Bref, l'attitude normale de l'employeur froid et déterminé. Mais là, le conflit avait débordé le cadre habituel des relations employeurs-salarié pour envahir le champ du rapport territorial. La sauvegarde des ateliers CFF était devenue l'affaire de toute une population et la grève le symbole de l'identité d'un territoire déjà abondamment malmené. Le conflit économique avait muté en mouvement politique, la lutte de classe était devenue une lutte interclassiste. A témoin la décision unanime du Conseil d'Etat (gouvernement) du Tessin, composé en majorité de ministres de la droite conservatrice, d'envoyer une délégation au Conseil Fédéral (gouvernement suisse) pour l'enjoindre d'agir au sein de l'entreprise CFF aux fins de lui faire retirer son projet de démantèlement. A témoin également la désignation d'une personnalité tessinoise reconnue et respectée au plan suisse, conservatrice elle aussi, comme médiateur entre les parties. Face à ce mur compact, la messe était dite et, au bout de 4 semaines de grève, la direction des CFF retirait son projet moyennant quelques aménagements pour sauver la face.

L'arc jurassien et la grève de la Boillat

L'arc jurassien court de Genève à Bâle le long de la frontière nord-ouest du pays avec la France. Cette bande de territoire d'une profondeur de 20 à 40 km se compose de vallées de moyenne montagne, à 1000 mètre d'altitude environ, consacrées aux activités agricoles et sylvicoles. Très vite cependant, les habitants ont développé des aptitudes à la petite mécanique de précision qui leur permettaient d'occuper les longs mois d'hiver quand la neige vient recouvrir les pâturages et bloquer les routes. C'est donc aussi une très ancienne aire industrielle, composée d'abord de micro-ateliers de type familial mais aussi, dès le 18e siècle, d'entreprises dont la taille ne cesse d'augmenter jusqu'au 20e siècle 23)  . Si l'horlogerie devint rapidement l'industrie dominante de la région, au point de devenir un centre mondial de production de la montre, la petite métallurgie subsista elle aussi de façon durable.

Jusqu'à la fin de la période fordiste, l'arc jurassien conserva une remarquable autonomie, maintenant sur place toute la chaine de production, de commercialisation, ainsi que les centres de décisions. La crise des années 1930 affecta très durement la région sans modifier cet état de fait. Le choc de la crise du fordisme en 1974-76 fut tout aussi rude (1'600 entreprises et 90'000 emplois en 1970, 600 entreprises et 30'000 emploi en 1984) mais ses conséquences autrement plus lourdes : chamboulement de la production pour intégrer les nouvelles techniques de la montre à quartz puis de la montre électronique, restructurations et regroupements industriels, et surtout exode du capital financier dans les centres nationaux (pôle zurichois) et internationaux, avec pour corollaire l'exode des centres décisionnels. Le territoire jurassien devient dès lors un territoire dominé, où la sous-traitance prend une part dominante, une caisse de résonnance où les fluctuations conjoncturelles de la période libérale-productiviste trouvent un écho amplifié. En bref, un tissu industriel toujours présent mais fragilisé et dont la survie incertaine dépend de décisions prises ailleurs.

C'est dans ce contexte que se noue le conflit de la fonderie Boillat à Reconvilier, dans une vallée septentrionale de l'arc jurassien (canton de Berne). Fondée en 1855, la fonderie Boillat est la 1ère fonderie de métal cuivreux de Suisse et elle alimente en produits semi-finis tout un chapelet d'entreprises métallurgiques et horlogères des vallées environnantes et, au-delà, de tout l'arc jurassien. Elle se met à exporter en Europe (dès les années 1950), aux Etats-Unis (1970) et en Asie (1990). Elle constitue donc un poumon industriel pour la région. Mais la crise du fordisme a passé par là ! Boillat a été absorbée par Swissmetal, monopole suisse-allemand des métaux cuivreux et, par un processus classique de rationalisation et de délocalisation-relocalisation, perd son autonomie et une partie importante de son activité (la fonderie proprement dite) au profit de sa consœur du groupe, la fonderie de Dornach située à l'orée de l'agglomération de Bâle, c'est-à-dire beaucoup plus près des principaux axes de communication. Au fur et à mesure du démembrement de la fonderie Boillat croît la rancœur et la combattivité de son personnel. Une première grève de 9 jours est déclenchée en novembre 2004 mais rapidement éteinte par un compromis qui ne satisfait personne. Une deuxième grève de 35 jours avec occupation des locaux (25 janvier-2 mars 2006) va paralyser l'entreprise, menacer la survie de Swissmetal 24)  , et susciter l'émoi partout dans le pays.

On observera dans ce conflit bien des similitudes avec le conflit de Bellinzone, mais aussi plusieurs facteurs qui le rendent plus difficile pour le personnel de Boillat. La gestion libérale-productiviste fait irruption à Swissmetal en 2002 avec l'engagement d'un manager tyrannique, connu comme « coupeur de tête ». Ce dernier applique immédiatement son plan de restructuration, de façon déterminée mais dans l'observation des règles prévues par la CCT (délais, préavis) et de façon échelonnée : petits licenciements, changements incessants des cadres de l'entreprise, ablation progressive de compétences et de parcelles d'activité, menaces, harcèlement, se succèdent afin de déstabiliser le personnel. Ce dernier organise pourtant la résistance et se montre combattif, mais il se heurte à un conglomérat privé où la direction, le conseil d'administration et les actionnaires majoritaires présentent un front uni pour exiger, dans un contexte concurrentiel difficile et incertain, le redressement d'une entreprise au bord de la faillite. La lutte purement économique est donc vouée à l'échec, comme l'a montré la première grève de 2004. La deuxième grève, celle de 2006, a pourtant fait vaciller Swissmetal et une autre issue était à portée de main. Comme à Bellinzone, cette grève a déclenché un soutien populaire massif, obligé le Conseil d'Etat (gouvernement) du canton de Berne de sortir de sa réserve, contraint le ministre fédéral de l'économie à intervenir et nommer un médiateur, ce que Swissmetal a dû accepter à son corps défendant. Des petites entreprises des vallées avoisinantes ont apporté leur soutien aux grévistes, les parlementaires de la région ont multiplié des interpellations aux parlements cantonal et fédéral. Des manifestations populaires et cortèges de rue ont rythmé la grève. Tout fut tenté pour associer à la lutte salariale une lutte territoriale qui fasse basculer les équilibres en place. Pourtant, ce fut l'échec. La médiation, doublée d'une expertise technique extérieure, conclut à la validité du plan de Swissmetal moyennant quelques aménagements. Epuisement, démoralisation et divisions au sein du personnel conduisirent à l'acceptation du compromis élaboré par le médiateur et à la reprise du travail. Tout rentrait dans l'ordre, sauf que, 12 mois plus tard, un tiers des emplois avait passé à la trappe à la Boillat pour s'adapter au nouveau « concept industriel » voulu dès 2005 par la direction de l'entreprise.

Une lucarne avait pourtant failli s'ouvrir en cours de route. Le 10 mars 2006, à la table de médiation, Swissmetal annonce être ouverte à une vente rapide de la Boillat. Sans doute était-elle fatiguée des obstacles incessants qu'elle trouvait sur sa route de restructuration. Sans doute aussi pensait-elle que son acquisition de la fonderie allemande la rendait moins dépendante du site de Reconvilier. D'anciens cadres de la Boillat, associés à quelques investisseurs régionaux, saisissent la balle au bond et soumettent une offre d'achat. Mais Swissmetal s'est vite ressaisie et, le 30 mars, repousse dédaigneusement les offres présentées comme « insuffisantes ». C'est donc entre le 10 et le 30 mars que le sort de la Boillat s'est véritablement joué. A ce moment là pourtant, la grève avait été « suspendue » (le 2 mars), le travail avait repris, la pression populaire s'était estompée, bref le rapport de force politique était devenu insuffisant pour faire craquer Swissmetal. Mais il s'en était fallu de peu !

Comment expliquer que ce qui avait réussi à Bellinzone, à savoir la conjonction d'une lutte salariale ouvrière avec une lutte territoriale interclassiste, ait échoué à Reconvilier ? On pourra avancer de multiples raisons de type institutionnel qui différencient les deux conflits, notamment le fait qu'il est plus difficile de faire plier un patronat privé dominé par la finance actionnariale qu'un employeur public, même géré de façon productiviste. Ces raisons ont certes une bonne dose de vraisemblance, mais il nous semble qu'une raison plus fondamentale doit être invoquée : la conscience collective ou, dit autrement, l'idéologie ambiante. Au Tessin, on cultive une idéologie minoritaire, c'est-à-dire le sentiment que le canton, situé à la marge de la Suisse et de surcroît séparé de ce dernier par la barrière des Alpes, n'intéresse pas le reste du pays qui le néglige, sauf quand il s'agit de s'y bronzer ou d'y réaliser quelque affaire juteuse. Ajoutez à cela le sentiment largement partagé que l'autonomie économique du canton fait partie de l'histoire ancienne et que son sort est désormais dans les mains de financiers à Zurich, Milan ou ailleurs encore, et vous comprendrez que lorsque la Confédération décide de lui ôter l'un de ses derniers bijoux, les ateliers ferroviaires, cela provoque une réaction forte du type « trop, c'est trop ! ». La revendication territoriale devient alors la traduction parfaite de ce mal-être. Et de fait, elle a été massive, déterminée et a unifié tous les pans de la population.

Dans l'arc jurassien, l'idéologie ambiante n'est pas pareille. Depuis la crise des années 1970, l'économie de la région est passée sous contrôle extérieur et, après quelques années de sous-emploi massif, la marche des affaires a repris grâce aux capitaux étrangers investis dans la région pour tirer profit des qualifications de la main-d'œuvre locale. Mais les gens du lieu ne le considèrent pas ainsi et entretiennent l'illusion que cela pourrait « repartir comme avant », que la région a toujours un avenir. Dès lors, les menaces qui pèsent sur l'existence de la fonderie Boillat peuvent apparaître comme un coup dur, certes, mais pas comme un coup fatal porté à la région toute entière. Il faut ajouter à cela que la vallée de Reconvilier a la malchance d'être située à la marge nord du canton de Berne, canton qui présente une grande diversité à la fois géographique et économique. Une identification cantonale au nom de la Boillat ne peut guère s'y manifester, ou sinon de façon affaiblie, ce qui rend très difficile l'organisation d'une lutte de type territorial. Ironie de l'histoire, lors du référendum populaire qui conduisit à la création du canton du Jura en 1979 25)  , le district dont Reconvilier fait partie décida à une courte majorité de ne pas adhérer au canton du Jura nouvellement créé. Eût-il pris la décision inverse, il est loisible d'imaginer que la potentialité identitaire du Jura, alliée au caractère combattif de ses habitants, aurait pu conduire le conflit de la Boillat vers une autre issue. Mais on ne refait pas l'histoire !

Conclusion : les luttes sociales entre rapport salarial et rapport territorial

On a compté 26)   que la moitié des crises financières des 30 dernières années sont liées à la spéculation foncière et immobilière. C'est évidemment le cas de la crise des subprime qui est une crise dans le rapport territorial, où le capital financier dénie aux populations le droit à la ville. On assiste durant la période libérale-productiviste à un déplacement du centre de gravité du processus d'accumulation des richesses. Au rapport salarial qui formait le cœur du compromis fordiste a succédé le rapport territorial dans le compromis productiviste sous domination financière. C'est le premier argument que nous avons voulu discuter dans ce texte.

Le deuxième argument est que le territoire doit être considéré comme un bien commun et, par suite, placé sous la gestion de la collectivité. A cette fin, un instrument simple et commode est à disposition, la municipalisation du sol. Celle-ci représente une modification substantielle du compromis libéral-productiviste tout en restant parfaitement compatible avec le régime d'une économie de marché. Cette mesure est réformiste, non pas révolutionnaire. A défaut d'une telle mesure, les programmes du genre New Deal vert ont toutes chances, dans le rapport de forces actuel, d'être récupérés par le capital financier et de venir renforcer la marche aveugle du productivisme vers plus de destructions sociales et territoriales.

Le troisième argument développé ici pointe un changement dans la nature des luttes sociales depuis 1945. Dans la période fordiste, ces luttes s'articulent autour d'un pôle dominant, le rapport salarial. Aujourd'hui, avec les modifications du rapport de domination exercé par le capital actionnarial et sa délocalisation « infinie », les luttes sociales n'ont plus guère de chances de succès, entendez par là de déboucher sur des compromis favorables aux forces populaires, si elles ne réussissent pas à conjuguer droit au travail et droit à la ville. Loin que le rapport salarial ne soit devenu un levier inopérant, il faut considérer que le centre de gravité de la contestation du régime libéral-productiviste s'est déplacé en direction du rapport territorial.

Genève, 30 octobre 2009.


1) Jean-Noel DuPasquier est économiste, Daniel Marco est architecte. Tous deux font partie de « Genève, 500 mètres de ville en plus », groupe pluridisciplinaire de recherche et de projets sur le territoire.

2) Cf. par exemple Boyer (1986)

3) Lefèbvre (1968, 1970,1974)

4) Lipietz (1974, 1977)

5) La crise des subprime de septembre 2008 marque la fin de la 1ère période du modèle libéral-productiviste de développement. Il y a tout lieu de penser que se met en place dès 2009 une 2e phase du même modèle.

6) Entendez par là des régions peuplées d'entreprises, en général petites ou moyennes, qui s'appartiennent et décident elles-mêmes de leur choix et stratégies. Bien entendu, ceci ne nie pas la contrainte de valorisation qui pèse sur elles, d'autant plus si les contrats de sous-traitance forment une part importante de leur chiffre d'affaire

7) Jean-Baptiste Say, dont on ne peut pas dire qu'il était particulièrement favorable au socialisme, écrit dans son Traité d'économie politique (livre II, chap. 9) : L'eau des rivières et de la mer, par la faculté qu'elle a de mettre en mouvement nos machines, de porter nos bateaux, de nourrir des poissons, a bien aussi un pouvoir productif ; le vent qui fait aller nos moulins, et jusqu'à la chaleur du soleil, travaillent pour nous ; mais heureusement personne n'a pu dire : le vent et le soleil m'appartiennent et le service qu'ils rendent doit m'être payé.

8) Le 15 septembre 2008, faillite de Lehman Brothers, est un point de repère commode pour la datation du risque systémique. Cela ne doit pas faire oublier que la crise des marchés financiers est ouverte dès août 2007. Voir par exemple André Orléan, De l'euphorie à la panique : penser la crise financière, Paris, Presses ENS, 2009, 111 p.

9) Tous les auteurs régulationnistes étant d'accord sur ce sujet et l'ayant déjà abondamment développé, on n'y reviendra pas ici.

10) Non pas de la rupture d'un équilibre économique, dont les régulationnistes savent bien qu'il n'a jamais existé, mais bien plutôt de la rupture d'un équilibre social, celui qui a présidé à la mise en place d'un modèle de développement, d'un régime d'accumulation des richesses et des règles du jeu qui encadrent le comportement des acteurs. Cet équilibre-là porte le nom de compromis dans le langage de la théorie de la régulation.

11) Voir F. Lordon, La crise de trop, Paris, Fayard, mai 2009, 304 p.

12) On adopte ici la terminologie proposée par A.Lipietz dans Face à la crise : l'urgence écologiste, Paris, Textuel, avril 2009, 141 p.

13) On ne résiste pas au plaisir d'en citer quelques extraits. « Vos plans pour une monnaie librement convertible, un commerce sans entrave, et des entreprises crées et dirigées par des individus qui reçoivent les profits découlant de leurs décisions, sont hautement recommandables. Mais il existe un danger que vous adoptiez certaines caractéristiques de nos économies qui nous empêchent d'être aussi prospères que nous pourrions l'être. En particulier, il y a un danger que vous autorisiez comme nous que la plus grande partie de la rente foncière reviennent en mains privées. [ ] La collecte sociale de la rente sur la terre et les ressources naturelles sert plusieurs objectifs. Premièrement, elle garanti que personne ne dépossède ses concitoyens en obtenant une part disproportionnée de ce que la nature offre à l'humanité. Secondement, elle procure des revenus avec lesquels les gouvernements peuvent assurer leurs activités sociales nécessaires sans décourager la formation de capital ou l'effort de travail et sans interférer d'une quelconque façon avec l'allocation efficiente des ressources. [ ]Tous les citoyens ont un droit égal sur la part de la valeur foncière qui provient de la nature.
Publié dans Etudes Foncières n° 52, septembre 1991.
Parmi les signataires, ont trouve quelques économistes estampillés néo-classiques pur sucre comme Franco Modigliani, Richard Musgrave, William Baumol, Zvi Grilliches, et d'autres plutôt keynésiens comme Robert Solow ou James Tobin.

14) Stabilité de l'emploi, indexation des salaires, assurance maladie et accident, assurance vieillesse fédérale sous régime de répartition.

15) Dès 1943, les partis du bloc bourgeois intègrent dans le gouvernement fédéral un, puis deux représentants du parti socialiste (sur un total de 7 membres). Ce modèle dit « de concordance » va progressivement se généraliser à l'ensemble des gouvernements cantonaux.

16) Voir Gian Trepp, Panik in Lugano, Die Wochenzeitung n° 44, Zurich, 29 octobre 2009

17) On estime que 80% des activités financières du canton dépendent aujourd'hui des services financiers au bénéfice de la clientèle italienne. Cf. Gian Trepp, op. cit.

18) En l'occurrence M. Tettamanti, sur lequel circulent de nombreux soupçons quant à la nature de ses activités (comprendre :blanchissage).

19) Signalons que la zone lombarde frontalière du Tessin compte environ 2 millions d'habitants, la mégapole milanaise n'étant évidemment pas comptée ici, à comparer au 330'000 habitants du Tessin.

20) Ces ateliers assurent la maintenance et la réparation du matériel ferroviaire roulant des CFF, et notamment des locomotives.

21) Réduction de l'emploi, diminution des qualifications permettant la baisse du volume des salaires distribués, flexibilisation du contrat d'embauche, travail par objectifs fixés par la hiérarchie (en haut), évaluation permanente de l'atteinte des objectifs et de la qualité.

22) Voici comment la correspondante du journal Le Courrier décrit ce phénomène : « La fièvre Frizzo (nom du leader ouvrier du mouvement gréviste) avait gagné tout un canton, tous les étages d'une société, sans que tous ne sachent forcément toujours très bien pourquoi ». Nicole della Pietra in Le Courrier, Genève, 12 août 2009.

23) On trouvera dans la 7e Promenade des Rêveries d'un promeneur solitaire (1765) une description de la surprise qu'éprouva J-J Rousseau qui, occupé à herboriser dans la région de Môtiers (Neuchâtel), fut alerté par un étrange bruit de cliquetis et découvrit, au détour d'une clairière, une usine de bas logée au fond d'une combe.

24) Swissmetal rachète précipitamment le 8 février 2006 une autre fonderie à Lüdenscheid, dans le bassin de la Ruhr en Allemagne. Par cette habile manœuvre, il se sort de l'étau dans lequel la grève du site de Reconvilier le plaçait, et peut continuer à livrer aux principaux clients de Boillat les produits fabriqués à Lüdenscheid. Dès lors, Swissmetal peut affronter la grève de la Boillat en toute sérénité.

25) Avant 1979, le canton de Berne s'étendait au nord jusqu'à la frontière française, englobant la partie francophone et catholique du Jura (Berne est un canton germanophone et protestant. Après une longue lutte pour l'autonomie politique, les districts francophones (sauf 3) obtinrent par scrutin populaire de tout le pays le droit de créer un canton autonome, le Canton du Jura.

26) Voir David Harvey, Opening speech at the Urban Reform Tent, January 29, 2009, World Social Forum, Belem.



Références

Boyer Robert, La théorie de la régulation, une analyse critique, Paris, La Découverte, 1986

Harvey David, Opening speech at the Urban Reform Tent, January 29, 2009, World Social Forum, Belem.

Lefèbvre Henri, Le droit à la ville. Paris, Anthropos, 1968.

Lefèbvre Henri, La révolution urbaine, Paris, Gallimard, 1970.

Lefèbvre Henri, La production de l'espace, Paris, Anthropos, 1974.

Lipietz Alain, Le tribut foncier urbain, Paris, Maspéro, 1974.

Lipietz Alain et Leborgne Danielle, L'après-fordisme et son espace. Paris, Les Temps Modernes, vl. 43, n° 501, 1988, pp. 75-114.

Lipietz Alain, Face à la crise: l'urgence écologiste, Paris, Textuel, avril 2009.

Lordon Frédéric, La crise de trop, Paris, Fayard, mai 2009.

Orléan André, De l'euphorie à la panique: penser la crise financière, Paris, Presses ENS, 2009.

VV.AA, Lettre à Gorbatchev, Etudes Foncières n° 52, septembre 1991