Débat
Construire, construire,
oui, mais où et comment ?
Est-il
devenu impossible de construire à Genève ? Jamais
le nombre de logements vides n’a été aussi bas.
Les
obstacles sont multiples : explosion des prix des terrains,
tutelle administrative, oppositions locales.
C’est
en France voisine que se construit une deuxième Genève.
Peut-on renverser la vapeur ?
DANIEL
MARCO, architecte, syndicaliste, animateur de la commission urbanisme
de la Coordination genevoise d’action syndicale, membre de
«500 mètres de ville en plus»
RENE
KOECHLIN, architecte, député libéral, auteur
d’un ouvrage intitulé «La ville, Editions
Slatkine, Genève, 2003»
Jean-François Mabut
Tribune de Genève 7 décembre 2004
Mettez autour d'une
table Daniel Marco et René Koechlin et les arguments fusent,
pétillants mais vite débordants. Nos deux urbanistes ne
se contentent pas de mots. A peine nous a-t-il accueillis dans son
bureau années 60 de la route de Florissant, ombragé par
un vénérable cèdre, vestige d'une propriété
du XVIIIe siècle, que le député libéral
s'empare de ses markers. Mais Daniel Marco, ancien enseignant à
l'Ecole d'architecture et collaborateur régulier de «Domaine
public», a déjà déployé sur la
table la carte des zones bâties et à bâtir du
bassin genevois (publiée dans la Tribune de Genève du 2
décembre).
Daniel Marco. -
Regarde! On voit parfaitement que deux villes linéaires sont
en train de s'ériger en France voisine. L'une au pied du Jura,
l'autre le long des Voirons et du Salève. On est bien loin du
plan directeur genevois qui pense le développement urbain à
partir de pôles. Nous nous sommes dit à
500 mètres de ville en plus :
il faut donner une image urbaine cohérente
à cette croissance que personne ne semble maîtriser.
D'où l'idée de la cité linéaire. On en
trouve le concept partiellement réalisé en Espagne et
en Hollande. Notre projet intègre l'idée de Pierre
Milleret qui estime que le canton de Genève doit penser son
développement non plus seulement à partir du
centre-ville mais à partir de ses frontières (voir
Tribune de Genève du 3 décembre).
René Koechlin
(dubitatif). - C'est ce qu'on a appelé la saturnisation de
Genève. Autour du centre-ville, on a créé un
anneau de cités satellites, puis un vide, une zone agricole
qui est devenue sacro-sainte, et à nouveau un nouvel anneau
urbain formé de zones bâties et à bâtir de
la France voisine, le tout étant ceinturé par les
frontières solides de la cuvette genevoise. Le Jura, le
Vuache, le Salève et les Voirons.
Les markers s'agitent, tracent les montagnes. En
bleu, les obstacles liquides: lac, Rhône, Arve.
René Koechlin.
- Ce mouvement d'urbanisation que l'on observe en France voisine, il
faudrait en effet l'organiser. Ce qui est intéressant, c'est
qu'il suit les chemins naturels ancestraux qui existaient déjà
avant les Romains.
En dix coups de markers, René Koechlin résume
la géographie urbaine du bassin genevois.
René Koechlin.
- Au IIe siècle avant Jésus-Christ, on a créé
deux ponts, celui de Carouge (un peu plus haut que l'actuel) et le
pont de l'Ile. César n'a fait que démolir ces ouvrages,
puis les a reconstruits. De ces deux ponts partent des routes qui
aujourd'hui encore déterminent le développement du
grand Genève. Sur la rive droite, les routes du lac, de la
Faucille, de Meyrin-Satigny, vers le Fort de l'Ecluse. Sur la rive
gauche, les routes du lac, de la vallée de l'Arve, d'Annecy,
de Saint-Julien jusqu'à Frangy et de Chancy. Dès
l'époque préromaine des routes longeaient le pied du
Jura et le pied du Salève. Genève s'est construite de
part et d'autre de ces axes, y compris ceux qui longent le pied des
obstacles montagneux.
Daniel Marco
.-. Est-ce que je peux faire un petit dessin sur ton schéma?
Ce bassin genevois qui n'est pas plus grand que la Palestine a en
outre été découpé pendant des siècles
entre quatre Etats: Genève, la Savoie, le royaume de France et
le canton de Berne. En 1813 et 1814, on trace la frontière
politique actuelle et celles des communes, et, depuis un peu plus
d'un siècle, le zoning crée dans ce territoire un
véritable patchwork dans lesquels chacun se retranche.
Rene Koechlin.
- C'est Fazy qui a créé une première zone de
développement après avoir détruit les remparts.
Il faut
lire à ce propos les débats parlementaires de 1858. On
y entend le général Dufour plaider pour le pont du
Mont-Blanc comme bouclement de la ceinture fazyste. Les opposants
voulaient se contenter du pont des Bergues qu'on avait construit
trente-trois ans plus tôt. Un député avait lancé
au leader radical: «Monsieur Fazy, votre ceinture sert juste à
se promener le dimanche». Ce qui à l'époque
n'était pas faux. Vint ensuite la moyenne ceinture...
Daniel Marco.
- ... qui n'est pas bouclée...
René Koechlin.
- ... et la grande ceinture autoroutière qui n'est pas
terminée non plus.
Plans et dessins
s'étalent sur la table. La dernière planche montre une
traversée autoroutière sous-lacustre qui relie le
Vengeron à la rampe de
Vésenaz, puis au carrefour autoroutier d'Etrembières.
La grande traversée se fait par un tube posé sur des
pilotis, immergé quinze mètres au-dessous de la
surface. L'architecte jure qu'un péage pourrait financer
l'ouvrage.
Daniel Marco.
- Le problème de la ville, c'est justement qu'on aborde chaque
problème séparément. Les socialistes ne parlent
que du logement. Les Verts que des zones agricoles et des transports
publics. Les libéraux de leur patrimoine. etc. Je caricature à
peine. Or une ville, ce
n'est pas une juxtaposition de logements, de transports, d'activités,
d'équipements. C'est un mariage plus subtil, plus complexe
entre tous ces éléments et quelques autres encore y
compris une dimension poétique.
René Koechlin.
- C'est vrai que depuis la Charte d'Athènes, dans les années
40, on a voulu rationaliser le développement urbain. Mais en
inventant le zoning, on a créé un puzzle cloisonné,
qui a donné le pouvoir de faire la ville aux technocrates de
l'urbanisme.
Daniel Marco.
- Pour retrouver les conditions d'une bonne création de la
ville, il faut aussi affronter la question de la propriété
foncière. A ce propos; je me souviens toujours d'une lettre
que plusieurs économistes libéraux américains
avaient adressée à Gorbatchev. Ils lui recommandaient
de libéraliser la propriété mobilière,
mais de garder la maîtrise publique sur la propriété
foncière. Actuellement, certains proposent que l'or de la BNS
soit remis aux cantons et aux communes pour acheter des terrains.
C'est une bonne idée, non?
René Koechlin.
- Il est en effet nécessaire de définir l'espace public
et l'espace privé. Cela fait, il faut laisser une plus grande
marge de liberté aux professionnels. Les propriétaires
sont tout prêts à construire, il suffirait d'avoir à
leur égard une politique plus incitative. Prenez un terrain
agricole non cultivé, il vaut 10 à 15 francs le mètre
carré. Le déclassement le fait passer à 150 ou
200 francs. A ce prix, les propriétaires vendent et c'est
encore très économique pour la construction. Même
chose au niveau des règlements urbains. A Genève, on
dicte aux professionnels ce qu'ils doivent faire: deux tiers de
logements sociaux sinon rien. Résultat, c'est rien! Il faut
une cinquantaine de préavis pour construire en zone de
développement. Comment voulez-vous réaliser rapidement
et à bon marché dans ces conditions! Même chose
encore au niveau des oppositions locales. Prenez les communaux
d'Ambilly, l'Etat veut y héberger dix mille habitants, tandis
qu'une initiative communale est lancée pour s'opposer à
toute urbanisation. Il faudra bien que de part et d'autre, l'on fasse
des concessions et que l'on desserre les carcans administratifs.
Daniel Marco.
- En matière d'aménagement, il faudrait créer un
organe de gestion unique du Grand Genève. Camille Martin le
souhaitait déjà dans les années 30. Quant à
la zone agricole, elle
a été sacralisée par tous les partis sans
exception. Cette sacralisation illustre d'ailleurs l'urbanophobie qui
caractérise les Suisses. La majorité d'entre eux habite
en ville mais en a presque honte. IInous faut parvenir à
un nouveau contrat social sur la ville. Le renoncement à la
règle deux tiers de logements sociaux est possible si la
droite accepte des concessions en matière de droit de la
propriété et de rente foncière. II
faudra aussi revoir le
pouvoir des communes.
René Koechlin.
- il nous faut en effet trouver les moyens de construire ensemble.
S'agissant des initiatives et des référendums
communaux, il suffirait que les préavis municipaux soient émis
sous forme de résolution et non de délibération
pour régler le problème.
Faut-il pour soulager le marché du logement
créer une cité nouvelle?
Daniel Marco.
- Oui. L’hébergement de dix mille habitants aux
communaux d'Ambilly s'impose. Je suis opposé à
construire la ville en ville. Elle est déjà bien assez
dense.
René Koechlin.
- Oui, mais ce postulat n'est viable que si l'on simplifie les
procédures, ce qui implique des modifications législatives,
et si l'on recherche des solutions médiatrices. Car on
n'implantera jamais trois mille logements sur les communaux
d'Ambilly. Il faut aussi que des dizaines de petits et moyens projets
se réalisent.
Daniel Marco.
- D'autres terrains agricoles jouxtant les communaux d'Ambilly
peuvent être déclassés. Ce développement
réclamera d'ailleurs une concertation avec la France. L’Agedri
milite pour la création d'une «Courge» (Communauté
urbaine genevoise).
Le projet de la Chambre de commerce représente-t-il
une bonne solution?
René Koechlin.
- Je ne m'étendrai pas sur le projet de la Chambre de commerce
que je qualifierais de machin.
Daniel Marco.
- On est bien d'accord.
René Koechlin.
- Il existe des terrains propices à la construction à
Troinex, à Vessy, à Pinchat. Ces projets, concrets,
m'importent davantage que les concepts d'urbanisation globaux et
superficiels, que ce soit celui des pôles de l'actuel plan
directeur ou de la ville linéaire pensée par mon ami
Marco.
Daniel Marco.
- 500 mètres
de ville en plus a proposé au début des années 90 d'urbaniser les
hauts de Cologny et de Pregny. Rien ne s'y oppose.
René Koechlin.
- Cologny est d'accord de construire 300 logements au lieu dit la
Tulette. C'est mieux que rien. Non seulement, il ne faut pas
sous-estimer l'initiative des autorités communales, mais il faut
l'encourager, car elle débouche plus sûrement sur du
concret. Le maire Malnati fut le moteur de la cité de Meyrin.
Daniel Marco.
- C'est un gaspillage d'espace. A nouveau on constate que
l'aménagement du territoire ne doit pas être laissé
aux mains des communes. Un dernier mot encore, très important.
Quand une nouvelle population arrive dans un territoire, il ne suffit
pas de faire des logements, il faut construire un morceau de ville en
plus, avec tout ce que cela implique. Et ce n'est pas une question
d'autorité, c'est un problème de culture. Ça
fait une génération bientôt que les Genevois
n'aiment pas leur ville. La conséquence désastreuse,
c'est l'urbanisation chaotique de la France voisine.
|