Projet de texte de préparation de l'Assemblée des mal-logés à destination des organisations syndicales Sans politique de la ville, pas de politique foncière.
Pour la revue « Habitation », 4 mars 1999 Daniel Marco
En Europe, la Suisse a une position assez particulière sur la question de la propriété du sol; notamment parce que l'une de ses vertus, elle en a peu mais elle n'est pas une nation sans qualité, est d'être un carrefour des civilisations du Vieux continent. Depuis sa formation, la Suisse moderne est un assemblage et une tentative d'intégration de plusieurs cultures; chacune d'entre elles possédant des savoirs, des acquis ..., des habitus, au sens que donne à ce terme Pierre Bourdieu 1) qui relèvent du territoire et sont directement reliés à la maison, à la demeure comme au logement. Dans l'histoire de ce pays, la propriété du sol a pris des formes juridiques et territoriales, rurales et urbaines différentes et multiples. Ces différences et cette multiplicité s'articulent autour de deux concepts fondamentaux liés par le développement historique, inventés et développés par le philosophe évolutionniste allemand Ferdinand Tönnies (1855-1936). La Gemeinschaft traduit en français par le terme, qui possède plusieurs sens, de communauté et la Gesellschaft, par le terme de société. Dans son évolution, l'humanité quitte les relations primaires et chaleureuses de la communauté, du village pour, en quelque sorte, "entrer en société" où domine la ville 2) . La maison, le village et la ville sont les types durables des formes de la vie en commun. Des époques primitives aux sociétés développées, les hommes cohabitent selon ces types. La ville est la plus élevée mais aussi la plus complexe de ces formes. Si le village et la ville ont une structure sociale propre par opposition à la structure familiale de la maison, par contre le village conserve beaucoup de caractères appartenant à la famille; la ville en maintien seulement quelques uns, et lorsqu'elle devient une grande ville, elle les perd presque tous. La grande ville est constituée par des personnes libres, constamment en contact les unes avec les autres, qui échangent et coopèrent sans que la communauté et la volonté communautaire n'existent entre elles autrement que d'une façon sporadique ou en tant que résidus d'états primitifs. A l'opposé, la vie familiale est la base générale des manières de vie communautaires. Elle se maintient dans sa formation par la vie rurale et urbaine. La commune rurale et la petite ville peuvent encore être comprises elles mêmes comme de grandes familles. Alors que dans toutes les communautés, la propriété, en tant que participation à l'usage de la possession commune et domaine particulier du droit, est entièrement la conséquence et le résultat de la liberté considérée comme issue du principe de nécessité, dans la ville, la fortune, le revenu et les contrats sont les principaux, voire les uniques, signes distinctifs: les propriétés en tant que possessions communes dans le village; la propriété comme fortune individuelle dans la ville. Le pluriel, qu'ici qualifie les structures communautaires, tient compte d'un article de Joseph Comby 3) rédacteur en chef de la revue "Etudes foncières", intitulé "L'impossible propriété absolue", qui attire l'attention sur le fait que les Etats généraux de la Révolution française n'ont pas, le 26 août 1789, voulu instituer "la" propriété. Le texte voté ce-jour-là indiquait avec un inattendu pluriel "Les propriétés étant un droit inviolable et sacré… ?. Les propriétés ... car à la fin du dix-huitième siècle, les superpositions de droits sur un même sol étaient encore nombreuses après avoir été la règle au cours des siècles précédents. Joseph Comby rappelle qu'à l'origine la pleine propriété, la propriété allodiale (libre), n'a été elle-même qu'une propriété saisonnière qui va de la date des semailles à la date de la récolte, comme si la propriété foncière n'a été que le droit de semer et de récolter ce qui a été semé. Après la récolte, le terrain redevient propriété de la "communauté" villageoise à travers le droit de vaine pâture. Le droit de chasse peut lui-même appartenir à un autre titulaire qu'au seigneur foncier, et les différents produits de la terre peuvent avoir des propriétaires différents, "la première herbe" appartenant, par exemple, à un autre que "le regain" ou le bois d'œuvre à un autre que le bois de chauffage, ou encore les arbres fruitiers à un autre que celui de la prairie où ils sont plantés. Sous la conduite de la communauté, la Gemeinschaft, dans le village une certaine régulation par l'intermédiaire d'un certain type de propriété du sol, considéré par d'aucuns modernes et contemporains comme une propriété à géométrie variable, a perduré durant une période extrêmement longue de l'histoire de l'humanité. Il a rempli pendant ce temps-là un rôle décisif de cohésion sociale même relative. Il n'est sans doute pas possible de démontrer aujourd'hui qu'il existe un type semblable de propriété du sol dans la société, la Gesellschaft, dans la ville. Dans la ville et dans le territoire qu'elle polarise, le sol est devenu, depuis la fin de l'absolutisme et l'avènement du capitalisme industriel, une marchandise qui tente vainement d'être comme les autres. La propriété du sol dans la société est, et reste, une source intarissable de conflits, d'affrontements catégoriels et de guerre(s) sociale(s). Il faut rechercher ce péché originel dans plusieurs ordres de la société. Un de ceux-ci est celui qui, en Europe, a succédé à la Révolution française dont la tradition des historiens veut qu'elle ait été d'une part une révolution bourgeoise et d'autre part une révolution inachevée. Depuis le début de l'ère industrielle, dans les luttes sociales, une idée à propos des propriétaires fonciers traverse les nations européennes. Elle est portée par de nombreux mouvements, courants de pensée et lignes politiques. Ses défenseurs sont de plusieurs obédiences. La plupart désignent l'opposition entre propriétaires « mobiliers » et propriétaires « immobiliers », entre l'entrepreneur qui extrait son profit du travail et le rentier qui, sans travailler, extrait le sien de la propriété du sol pour l'usage duquel il fait payer un tribut. Pour certains d'entre eux, l'existence de cette figure sociale démontre l'inachèvement de la révolution bourgeoise. Un autre de ces ordres est plus proche. Lorsque Mikaël Gorbatchev s'essayait à la glasnost et à la perestroïka et proposait une libéralisation rapide de l'économie dirigée de l'URSS, une trentaine d'économistes américains, tous les libéraux dont quelques prix Nobel d'économie (qui rappelons-le n'est pas un vrai Nobel), lui avaient envoyé une lettre pour le mettre en garde contre le capitalisme immobilier dont voici des extraits 4) : ... " Vos plans pour une monnaie librement convertible, un commerce sans entrave, et des entreprises crées et dirigées par des individus qui reçoivent les profits découlant de leurs décisions, sont hautement recommandables. Mais il existe un danger que vous adoptiez certaines caractéristiques de nos économies qui nous empêchent d'être aussi prospères que nous pourrions l'être. En particulier, il y a un danger que vous autorisiez comme nous que la plus grande partie de la rente foncière reviennent en mains privées. Il est important que la rente foncière soit retenue comme revenu pour le gouvernement. Les gouvernements des nations développées à l'économie de marché ne collectent sous forme d'impôt qu'une partie de la rente, ce qui les oblige à faire usage inutile de taxes qui entravent leurs économies, telles que les impôts sur le revenu, les ventes et la valeur du capital. La collecte sociale de la rente sur la terre et les ressources naturelles sert plusieurs objectifs. Premièrement, elle garanti que personne ne dépossède ses concitoyens en obtenant une part disproportionnée de ce que la nature offre à l'humanité. Secondement, elle procure des revenus avec lesquels les gouvernements peuvent assurer leurs activités sociales nécessaires sans décourager la formation de capital ou l'effort de travail et sans interférer d'une quelconque façon avec l'allocation efficiente des ressources. ...Tous les citoyens ont un droit égal sur la part de la valeur foncière qui provient de la nature. Il ne s'agit pas de remonter le cours du temps pour retourner dans une communauté, dans un village et y retrouver une régulation sociale basée sur les relations primaires et chaleureuses décrites par Ferdinand Tönnies. D'autant plus qu'après la crise du modèle de développement fixant les conditions de la production, de la distribution des revenus et de l'usage de ceux-ci qui agissaient durant la période du "Miracle helvétique" 1937-1987, le pendant suisse des "Trente glorieuses" françaises 1945-1975 définies par le sociologue Jean Fourastié, depuis la fin du vingtième siècle un nouveau modèle s'est unis en place et se déplie. Un modèle que ses partisans veulent pérenne dont les effets néfastes sur le social et le territoire commencent à être évalué. Un nouveau modèle qui baigne dans la financiarisation et la globalisation dont le mode de régulation sociale repose principalement sur la concurrence et qui agit notamment sous forme de cycles expansion - récession rapprochés. Dans un tel modèle de développement il se produit une très forte extension des grandes villes car la lutte pour la proximité bat son plein. Pour tous, firmes et individus, faute d'autres moyens de régulation sociale et territoriale que la concurrence, il s'agit d'être matériellement installé le plus près possible des grandes voies de communications des principaux lieux et centres de pouvoir et de décisions en matière économique, politique, culturelle, etc. Cette lutte pour l'accessibilité au noyau attractif entraîne, notamment en Europe, une véritable course vers les centres urbains. C'est pourquoi, autour et dans les pôles que constituent les grandes villes, la concentration géographique des entreprises et des populations s'accentue en même temps que s'accroît une ségrégation sociale au bénéfice des activités financières et des appartements haut-de-gamme. Phénomène qu'avait déjà dénoncé il y a vingt ans le mouvement « Zurich brûle ». Si l'on veut contrecarrer cette mégapolisation des territoires, gommer ses effets les plus pervers, voire maîtriser le nouveau modèle de développement, il faut construire et développer une véritable politique de la grande ville, de la société, de la Gesellschaft. L'un des chapitres principaux d'une telle politique est celui de la propriété / possession du sol urbain. Dans son livre "A qui appartient la Suisse" Hans Tschani 5) expose que l'histoire de la propriété en suisse ne ressemble pas à celle de la plupart des pays européens. Dans le chapitre intitulé "Une occasion manquée, l'esprit coopératif " il va même plus loin. Il tente de montrer pourquoi les suisses ont raté l'occasion historique d'imposer la gestion du sol sur une base communautaire. Sans vouloir suivre cette argumentation historique, certes compétente mais quelque peu nostalgique de la Gemeinschaft "...pourquoi la Suisse n'a-t-elle pas tiré profit de l'expérience de ses ancêtres rompus à l'art de la coopération ? ..."; il faut reprendre cette question. Elle peut être l'une des bases sur laquelle se fonder pour formuler des propositions. Cette occasion manquée, comme de nombreuses du même type, paradoxale. D'une part elle signifie qu'en Suisse, culturellement, la propriété absolue n'est pas totalement assimilée à un objectif social qui doit être généralisé. On l'a vu lors des votations nationales sur l'accession à la propriété du logement. D'autre part elle est un obstacle, car les caractéristiques culturelles principales de l'expérience communautaires des anciens helvètes sont plutôt rurales et anti-urbaines. L'art de la coopération dans la grande ville c'est autre chose ! Un exemple, dans l'exposition "Von Anker bis Zünd" 6) au début de l'année 98 à Zurich, qui célébrait le cent - cinquantième anniversaire de la Constitution fédérale et montrait environ 250 œuvres de peintres des débuts de la Suisse moderne, 1848 - 1910, aucun tableaux ne représentait la ville, sauf un de Félix Valloton, qui représentait Le Bon Marché à Paris. C'est mesurer à l'aune de cette absence l'effort culturel qu'il s'agit de réaliser dans ce pays pour promouvoir la ville ...! Par contre, si un tel effort est entrepris, il sera possible dans le même temps de poser quelques pistes pour la maîtrise du sol de la ville. Dans le titre de son article, Joseph Comby montre la voie, non seulement en traitant de l'impossible propriété absolue, mais en rappelant qu'actuellement en France, par l'application de différentes lois qui relèvent de l'aménagement du territoire, de la sécurité publique, des communications, etc, il existe déjà sur le sol plusieurs propriétés superposées de faible intensité qui ne demandent qu'à s'étendre et s'amplifier. Dans notre pays, il y a une autre superposition, celle des pouvoirs des appareils d'Etat : la commune, le canton, la Confédération. Des pouvoirs superposés qui s'excluent jusqu'à rendre difficile non pas l'application d'une politique d'urbanisme et d'aménagement du territoire (on en est loin !) mais l'élaboration d'une telle politique, mieux encore, d'une politique qui remette les villes au centre du projet. Pourquoi ne pas élaguer ces contrôles étatiques au profit d'un pouvoir politique plus démocratique qui dispose au nom des collectivités publiques au travers de droits de propriété du sol superposé d'un instrument de régulation sociale. Pourquoi par exemple ne pas commencer par distinguer dans la ville le droit sur le sol et le droit de construire ? Pourquoi ne pas imaginer, autre exemple, que ceux qui équipent les terrains à bâtir eaux, gaz, électricité, téléphone, routes, ... etc. deviennent titulaires de l'une des propriétés du sol ? Pourquoi, enfin, ne pas reprendre sous une forme plus urbaine et plus combative, l'initiative populaire fédérale intitulée "La propriété foncière est transformée en droits de jouissance et de superficie" lancée par un Comité, malheureusement un peu timide, et qui n'a pas recueilli un nombre suffisant de signatures.
1) Pierre Bourdieu
2) Ferdinand Tönnies
3) Joseph Comby
4) Une lettre signée par: Robert Solow, Franco Mondigliani,
Richard Musgrave, William Baumol, James Tobin, Zvi Griliches, Guy Orcutt,
Gustave Ranis, Nicolaux Tideman. William Vickrey, Mason Gaffney,
Lowelle Harriss, Jacques Thisses, Charles Goetz, Joseph M. Hartfield,
Gene Wunderlich, Daniel R. Fusfeld, Elisabety Clayton, Robert Dorfman,
Carl Kaysen, Tibor Scitovsky, Richard Goode, Susan Rose-Ackerman,
Warren J. Samuels, Eugène Smolenski, Ted Gwartney,
Olivier Oldman, Frank Altschul, John Helliwell, Giulio Pontecorvo,
Alfred Kahn, Harvey Levin.
5) Hans Tschäni
6) "Von Anker bis Zünd, Die Kunst in jungen Bundesstaat 1848-1900" |