Grève aux ateliers CFF de Bellinzone, mars-avril 2008
Film documentaire « Giu le mani » présenté à Locarno le 15 août 2008
Débat sur la grève, Locarno, 15 août 2008 à 16h30



Pourquoi faut-il parler des biens communs ?

Réflexions après le débat du 15 août

Jean-Noël Du Pasquier

Dans son introduction au débat, Christian Marazzi a invité le public à discuter non seulement de la grève elle-même, mais aussi des perspectives futures qu'elle rend possibles et qu'il faut se préparer à affronter. Dans ce sens, il a suggéré que le concept de bien commun pourrait représenter une dimension novatrice capable de réunir salariés et citoyens au-delà du débat classique entre biens privés et biens publics. Dans cette brève note, j'aimerais dire pourquoi je suis d'accord avec l'intervention de Christian Marazzi.

1. Le service public n'existe plus !

Historiquement service public au sens strict, les ateliers CFF de Bellinzone ont été possédés, gérés et organisés par la Confédération. Aujourd'hui, la situation est un peu différente. Les ateliers sont devenus une entreprise publique gérée par un conseil d'administration où la Confédération a ses représentants. Cette subtile modification de statut résulte de la victoire de la pensée libérale-productiviste (appelée aussi néolibérale) dès les années 1980 lorsqu'un mode de régulation financier et mondialisé a succédé à la régulation fordiste.

Le tournant libéral-productiviste implique le retour à une économie de marché concurrentielle et sauvage, en supprimant les régulations publiques mises en place après la 2e guerre mondiale. Les conséquences de ce nouveau modèle sur le secteur public de l'économie sont faciles à comprendre : privatiser tout ce qui est possible et soumettre ce qui reste public à un pseudo régime concurrentiel. Pour la Suisse, le programme libéral-productiviste a été remarquablement synthétisé dans ce qui a été appelé le petit livre blanc de de Pury et consorts  1 . On y lit, page 37 : « Il faut espérer que le Conseil fédéral fasse preuve d'audace [...] et qu'il mette sur rails une restructuration des CFF ouvrant la voie à leur privatisation par étapes ». Plus loin, page 52 : « L'initiative privée doit être autorisée, à moyen terme, à fournir ses prestations non seulement dans le secteur du transport des voyageurs et des marchandises, mais aussi dans celui de la construction, de l'entretien et de la commercialisation de l'infrastructure ferroviaire. Pour éviter des distorsions de concurrence, il faut en outre que l'Etat cesse d'exploiter le réseau ferroviaire, ce qui signifie qu'il faut viser une privatisation des CFF. L'initiative privée apporterait des gains d'efficience et, partant, des baisses de prix dans le transport voyageurs comme dans le transport marchandises. [...] Il faut donner la préférence à une privatisation complète plutôt qu'à une holding de droit privé fondée sur une structure de propriété d'économie mixte. » On se trouve, 15 ans après la Grande Bretagne, dans un programme thatchérien pur !

12 ans après la publication du petit livre blanc, on peut constater que le Conseil fédéral, approuvé par le Parlement, suit à la lettre les conseils des dirigeants de l'économie suisse.

Ce qu'il faut bien distinguer ici, c'est l'écart qui sépare l'idéologie de la réalité. En effet, la thèse que je défends consiste à dire qu'avant sa mise en pratique, le programme libéral-productiviste a fait l'objet d'une intense propagande idéologique. Avant de passer à l'acte, il fallait d'abord persuader la masse des citoyens qu'on ne pouvait pas faire autrement. C'est ce qui se passe dès que la crise du fordisme est avérée, reconnue, soit dès 1976. Le chômage est remonté au-dessus de 10% dans tous les pays industrialisés 2 , les faillites se multiplient dans la métallurgie, l'horlogerie, le textile, l'habillement, les profits des entreprises sont au plus bas. La désolation de l'espace économique constitue un terreau fertile pour la réintroduction des idées libérales et leur épanouissement. L'argument est simple. Le fordisme, par ses réglementations tous azimuts, a bouclé l'économie dans une camisole de force de type socialiste qui empêche toute initiative, toute concurrence. Dès lors, les vertus du marché sont bloquées, la sélection naturelle  3  ne s'opère plus, la croissance ne peut pas repartir. Pour sortir de là, le programme est tout aussi simpliste. Il suffit de re-privatiser ce qui était devenu public ou collectif, de déréglementer, d'enlever tous les obstacles à la concurrence afin de retrouver un marché libre de toutes entraves. Bien entendu, le principal responsable de tous les maux apportés par le fordisme, c'est l'Etat 4 . Il n'est donc pas surprenant de le retrouver dans l'œil du cyclone de toutes les critiques libérales.

Tout cela est parfaitement logique et on pouvait s'attendre à pareil règlement de compte. Ce qui l'est moins, c'est l'absence de contre-propositions venant de la gauche. Là, c'est la désolation. Totalement paralysée par la montée du chômage, la gauche se réfugie dans une bataille d'arrière-garde pour défendre tant bien que mal les acquis sociaux du fordisme. Elle a peur. Elle est sur la défensive. Elle ne présente aucune alternative crédible capable d'entraîner ses troupes vers un autre modèle de développement. C'est cette défaite-là, entièrement idéologique, qui explique l'avènement du modèle libéral productiviste dont nous récoltons les fruits aujourd'hui encore, avènement si facile et complet qu'on a pris l'habitude de parler de « pensée unique » quand on s'y réfère. Et si la pensée unique occupait tous les esprits, c'est bien qu'il n'existait pas de pensée alternative.

Cela, c'est l'idéologie. La réalité est tout autre. Même si la croissance économique a repris dès les années 1980, ce n'est plus du tout un régime de croissance stable et de longue durée comme durant la période fordiste. Avec le rétablissement de marchés concurrentiels libérés, on est revenu à un régime conjoncturel qui voit une brève flambée de croissance immédiatement suivie d'une rechute d'ampleur égale. Le fordisme avait réussi à supprimer ces « petites »crises 5 , le libéral-productivisme les rétablit. De plus, les belles promesses de la droite quant aux bienfaits d'une croissance retrouvée ne se réalisent pas : les fruits de la croissance ne sont plus distribués comme avant. La défaite de la voie keynésienne (fordiste) a permis à la classe capitaliste, celle des détenteurs de capitaux, de réclamer et obtenir un nouveau partage des profits. La plus grande part échoit désormais aux actionnaires (les dividendes) au détriment du réinvestissement dans l'entreprise. Quant aux salariés, leurs revenus réels diminuent sur le long terme  6 .

De plus, la concurrence mondiale rendue possible par le démantèlement des protections et la libéralisation de la circulation des personnes, des marchandises et des capitaux, constitue un puissant combustible pour alimenter le productivisme à l'œuvre dans les ateliers, les entreprises, les services administratifs et commerciaux. Le « produire plus à moindre coût » conduit partout à la réorganisation des procédures de travail centrées sur l'individualisation de la performance, sur la destruction des collectifs de travail et des solidarités, sur la pression, la contrainte et la peur. La vague productiviste ravage tout sur son passage et laisse les relations sociales du travail dans un état dévasté.

Ce n'est donc pas la joie dans le monde salarié. Et pourtant il ne bouge pas. Pourquoi ? Tout simplement parce que la mondialisation a passé par là. La libre circulation de l'argent, des biens et des services, en attendant celle des personnes, a pour conséquence de mettre en concurrence le travailleur d'ici non plus seulement avec ses semblables du Portugal ou de Roumanie, mais encore avec ceux du Brésil, de l'Inde ou de la Chine. Tout entrepreneur normal sait faire ses comptes et lorsqu'il peut produire à moitié prix à l'autre bout de la terre, il n'hésite pas à fermer tout ou partie de son site de production ici pour la délocaliser là-bas. D'où le discours classique de l'entrepreneur : « la concurrence nous oblige à serrer la ceinture, je suis désolé mais n'y peux rien ». En d'autres termes et pour paraphraser Marx, l'armée de réserve des travailleurs des pays à bas salaires menace de chômage les travailleurs des pays à salaires élevés et cette menace fait accepter aux travailleurs d'ici toutes les conditions dictées par les employeurs, les pires soient-elles, sous le regard impuissant des syndicats.

Nous nous trouvons ainsi dans un régime qui associe bas salaires et exclusion par le chômage. Cela conduit naturellement à affaiblir la demande solvable des consommateurs et prépare le déclenchement d'une crise de sous-consommation, ou de surproduction si l'on préfère. On sait ce qu'il en adviendra plus tard, mais le vers était dans le fruit dès les années 1980.

Tout cela aurait pu ne pas affecter le secteur public … si ce dernier n'avait pas lui-même subi une cure d'amaigrissement et de transformation. C'est là le deuxième grand chantier du régime libéral-productiviste. Revenons-en au rapport de Pury cité plus haut : privatiser tout ce que l'on peut et pseudo-privatiser le reste.

Le premier terme du programme ne requiert pas de commentaire tant il est explicite. Il concerne les secteurs de l'Etat produisant des biens et services facilement marchandisables : énergie, transports, communications. Ces secteurs sont susceptibles de dégager des profits et par conséquent d'intéresser des investisseurs privés, cela s'est déjà vérifié dans les pays avoisinants. Remarquons ici que la domination exercée par l'idéologie libérale est telle qu'elle permet à la droite d'énoncer des contre-vérités patentes  7  sans craindre le ridicule. Et, miracle, ces contre-vérités sont acceptées par la majorité de la population. Tout se passe comme si les idées du libéral-productivisme étaient plus vraies, ou plus crédibles, que la réalité elle-même.

Le deuxième terme du programme est plus complexe. Que faire avec les services publics qu'on ne peut pas immédiatement privatiser ? Par définition libérale-productiviste, ces services sont sous-performants et gaspillent l'argent public. La première chose qui a été faite consiste à couper dans leurs budgets sans diminuer leurs cahiers des charges. Mais cela ne suffit pas. On va donc, deuxième chose, les soumettre à des contrats de prestations fixant les objectifs à atteindre en matière d'efficacité, d'efficience, de performance et de qualité, objectifs qui peuvent être révisés à la hausse (jamais à la baisse !) lors de chaque renouvellement de contrat. Puisque la menace mortelle de la concurrence ne joue pas dans le secteur public, les libéraux productivistes l'ont remplacée par la menace du contrôle de performance et de qualité. Cette dernière est également mortelle car le service public qui n'atteindrait pas les objectifs fixés pourrait être mis en concurrence avec un service privé analogue, par voie d'appel d'offre, et éventuellement supprimé et remplacé par ce dernier. Ce que j'appelle pseudo-privatisation correspond à l'introduction dans le secteur public de normes de gestion importées du secteur privé et destinées à exposer le salarié du public à une pression analogue à celle que la concurrence crée pour les salariés du privé. Chaque entité du secteur public est considéré comme un centre de production qui, par analogie à l'entreprise privée, doit dégager des profits (si elle vend les biens et services qu'elle produit, à l'instar de la poste, des chemins de fer ou des entreprises d'électricité) ou doit faire la preuve de son efficacité et de son excellence (si ses services sont gratuits ou partiellement gratuits, à l'instar de l'école ou de l'hôpital).

Voilà le décor dans lequel se joue la grève de Bellinzone et voilà comment s'explique que le service public n'existe plus, ni comme idée, ni comme réalité. Le modèle libéral-productiviste mondialisé et financiarisé l'a détruit.

Ce point est absolument crucial pour cette grève et son avenir, car on peut être tenté d'expliquer et de justifier cette dernière en disant qu'il s'agit d'un combat pour la défense et la survie du service public. Bien entendu, cet argument a fait partie du mouvement gréviste et peut-être surtout du mouvement de soutien qui a mobilisé la population du Tessin. Je crois pourtant qu'il s'agit d'un mauvais argument, qui trompe le public et nous trompe nous-mêmes, car défendre ce qui n'existe plus est par définition voué à l'échec. Cela peut surfer un certain temps sur la vague de la nostalgie mais, à terme, c'est faire le jeu des forces qui veulent le démantèlement des ateliers de Bellinzone. Pourquoi ? Parce que centrer les revendications du mouvement autour de la défense du service public nous place sur le terrain de l'adversaire libéral-productiviste, celui du marché concurrentiel et de la profitabilité. Dans une éventuelle comparaison de rentabilité entre entreprise publique et entreprise privée, les dés sont pipés parce que le calcul économique « mainstream » ignore tous les coûts indirects d'une part, et la durabilité à long terme du projet d'autre part. Il est alors facile de montrer qu'il coûterait moins cher de centraliser ou de délocaliser l'activité des ateliers de Bellinzone, ce qui à la longue ne manquera pas de convaincre le bon peuple. Dans ce cas de figure, on peut déjà prévoir que si la droite politique et économique a reculé en avril 2008 devant la vigueur d'un mouvement populaire qui l'a surprise, elle se prépare déjà à renouveler ses attaques et que, comptant sur la fatigue des résistants et la désaffection du soutien populaire, elle est certaine d'arriver à ses fins.

Il faut donc ancrer les revendications du mouvement de lutte autour d'axes qui soient :

  • sur notre terrain,
  • mobilisateurs,
  • porteurs d'avenir,

et il me semble que la notion de bien commun est un bon axe pour fédérer de telles revendications.

2. Les biens communs

La plupart du temps, on invoque la question des biens communs lors des débats écologiques pour désigner les composantes de la biosphère, l'air et l'eau par exemple, indispensables à la survie de l'humanité. On comprend alors qu'il s'agit de biens essentiels à la vie de tous les jours et de chacun, et qu'il convient d'en garder une gestion « commune » justement. D'où les luttes sociales pour tenter d'en empêcher la privatisation. Ce ne sont là que des exemples cependant, car les biens communs peuvent désigner beaucoup d'autres choses comme on va le voir. Mais tout d'abord, quand nous parlons de biens communs, de quoi parlons-nous ?

L'adjectif « commun » remonte au Moyen Age et désigne un bien d'usage collectif. Dans le système féodal, à côté des biens dont le seigneur était propriétaire, on appelait « banal » ce qui appartenait au seigneur mais dont l'accès et l'utilisation étaient libres pour les membres de la communauté (le four à pain, le moulin), et « commun » ce qui appartenait à la communauté (le « pâquier » ou pâture communale) 8 .

Cependant, avant de pouvoir utiliser ce bien commun, les ayants-droits doivent en fixer les règles d'utilisation ainsi que des sanctions lorsque l'application s'en écarte. Comme il s'agit de biens essentiels, les règles sont généralement très détaillées et strictes, et les sanctions draconiennes. La fixation des règles d'utilisation et des sanctions requiert débat au sein de la communauté et organe de décision et d'application : assemblée des membres ou conseil d'anciens par exemple. On voit ici apparaître la 1ère caractéristique du bien commun. Ce n'est pas simplement une chose, c'est une chose et ses modalités d'utilisation, son mode de régulation dirait-on aujourd'hui. Il faudrait plus justement dire son mode social de régulation puisqu'il est issu de rapports sociaux et qu'il engendre des institutions sociétales. Le bien commun n'existe pas sans le cadre social et historique qui le définit et lui donne son sens.

Le bien commun est non-exclusif : à moins d'avoir commis une faute grave, chaque membre de la communauté y a accès. Son usage est réparti de façon égalitaire, en proportion des besoins de chacun tels que définis par les instances de la communauté. Le travail nécessaire à son exploitation et son entretien peut prendre des formes diverses selon l'époque ou le régime économique en vigueur. A l'époque féodale, ce travail était le plus souvent fourni gratuitement par les membres de la communauté à tour de rôle, selon le système de la corvée et suivant le principe de réciprocité. Mais on pouvait aussi décider de payer quelqu'un, en nature ou en espèces, pour effectuer la tâche. La question de l'interprétation de ce paiement se pose. Faut-il parler de salaire (forme marchande de l'échange) ou de rémunération  9  (forme réciprocitaire de l'échange) ? La meilleure réponse serait, semble-t-il, de se référer au système symbolique culturel dominant dans le lieu et l'époque où l'échange se produit. Dans les sociétés marchandes actuelles, personne n'aurait l'idée d'appeler autrement que « salarié » celui qui est employé par un autre. Mais il en va différemment, jusqu'à aujourd'hui, dans bien des communautés des pays du sud.

Ces quelques précisions sur les caractéristiques des biens communs et les valeurs qu'ils véhiculent expliquent l'attrait que cette notion exerce sur tous ceux qui critiquent le capitalisme. On y trouve non seulement la critique de l'appropriation privée des personnes et des choses, mais aussi celle de l'individualisme qui s'est affirmé, dans la culture occidentale, depuis la Renaissance et qui a été poussé à son extrême dans le capitalisme actuel. Et, à la suite de la critique de l'individualisme, se déroule celle de tous ses attributs : égoïsme, rapacité, prédation, inégalités, exclusion.

Reste maintenant à examiner ce que cette notion de bien commun nous apporte dans nos luttes anticapitalistes quotidiennes, et plus particulièrement dans celle des employés des ateliers CFF de Bellinzone.

Quelles seraient les conséquences de la délocalisation des activités menées dans les ateliers CFF de Bellinzone, qui aurait pour suite la fermeture desdits ateliers ? Citons en vrac : la mise au chômage de ses salariés avec les pertes de revenus que cela implique, la destruction d'un bassin de compétences professionnelles, la poursuite de la désindustrialisation de la région, la poursuite de la spécialisation du Tessin dans les activités tertiaires de la finance et du tourisme. Du point de vue de l'aménagement du territoire, l'affirmation d'une monoculture de lieu de passage nord sud le long d'une autoroute-dévaloir. En résumé, la destruction d'un tissu social diversifié, d'une identité historique propre, au profit d'une désertification culturelle déjà en voie de réalisation.

Parti sur les bases d'une lutte syndicale classique (défense de l'emploi et des salaires), le mouvement des travailleurs des ateliers CFF s'est rapidement élargi et a mobilisé la population de toute la région sur une base générale qu'on pourrait résumer ainsi : la défense du territoire comme bien commun d'une région. Comment comprendre la notion de territoire ?

De façon tout à fait analogue aux biens communs, le territoire n'est pas une chose, neutre ou inerte. Cette chose est surdéterminée par les rapports sociaux des personnes qui l'occupent. Un espace territorial n'est défini que lorsque sont précisées les modalités d'existence des communautés humaines qui y vivent et travaillent. Ces modalités résultent de relations sociales contradictoires, d'intérêts particuliers qui s'affrontent, de rapports de force et de domination entre groupes sociaux inégaux qui ne conçoivent pas la vie en commun de la même façon. La résolution de ces conflits se traduit par des compromis dont la stabilité et la durabilité varient selon le lieu et la période de l'histoire. Ces compromis sont donc en perpétuelle évolution, s'adaptant aux désirs des uns et refusant les revendications des autres. Ils expriment, à un moment donné, les règles du jeu de l'occupation sociale du territoire.

De la même façon que les acteurs économiques, employeurs et salariés, définissent les règles du jeu en vigueur sur le marché du travail et consignent les compromis atteints dans les conventions collectives de travail, les acteurs de la vie sociale, citoyens et groupes de pression de tous ordres, définissent les règles du jeu sur le marché de l'espace territorial et en consignent les compromis dans les lois, règlements et plans d'aménagement ou d'affectation qui s'imposent à tous. Les compromis de la première espèce définissent ce que l'on appelle, dans les travaux se référant à la théorie de la régulation, le rapport salarial. Les compromis de la deuxième espèce définissent ce que j'appellerai par analogie le rapport territorial  10 . Caractériser un régime d'accumulation des richesses implique la compréhension du fonctionnement du marché du travail, du marché des biens et services ou du marché de l'argent. On peut maintenant ajouter à cette liste le fonctionnement du marché du territoire, sans lequel la description d'une période du capitalisme ne serait pas complète.

Allons plus loin: en méconnaissant le rapport territorial, on court le risque d'aboutir à des interprétations erronées du système. La crise actuelle en offre un bon exemple. Les auteurs régulationnistes s'accordent à dire qu'il s'agit d'une « grande crise », c'est-à-dire la crise du régime d'accumulation du système libéral-productiviste, l'épuisement de son mode de régulation, de sa logique de fonctionnement. Ils caractérisent cette crise d'une triple façon : la crise de l'économie réelle se réfère à une mauvaise allocation des richesses entre capital et travail grâce notamment à la dérégulation échevelée des marchés mondiaux des biens et services et des capitaux, la crise financière qui en est issue et résulte fondamentalement du déséquilibre offre/demande et d'une pratique de crédit/endettement élevée à son paroxysme, la crise écologique enfin qui, alliée à la crise alimentaire, signale l'avancement de l'état de destruction de la planète. Ce troisième aspect de la crise actuelle me semble justement faire problème et un fait devrait attirer notre attention : une large fraction des populations des pays industrialisés de l'hémisphère nord se rallie au constat de la crise écologique et le déplore. Or, cette constatation reste sans effet, sans révolte majeure, totalement coupée d'une réflexion sur les origines du désastre écologique. Serait-ce parce qu'il est perçu comme transgressant les frontières du capitalisme et rejoignant des comportements humains originels, non liés à tel ou tel système ? Selon cette hypothèse, on pourrait éviter la destruction de l'environnement par des modifications des comportements individuels, par des mesures qui ne demanderaient nullement la réforme profonde du système capitaliste mais qui, au contraire, lui permettraient de poursuivre sa marche en avant. Sauvons l'environnement tout en gardant le marché, pourrait être le slogan de ce courant de pensée probablement majoritaire à l'heure actuelle.

Or, une analyse rigoureuse du rapport territorial nous conduit à considérer la crise écologique pour ce qu'elle est : le symptôme visible d'un mécanisme sous-jacent lié au compromis libéral-productiviste conclu par les forces sociales au sujet de l'occupation du territoire et de l'organisation de la vie des communautés sur ce territoire.

Voilà par conséquent deux manières de considérer une même réalité, celle de la destruction de l'environnement. On peut parler de crise écologique, c'est-à-dire considérer l'environnement comme une chose physique et la réduire à l'état de simple marchandise. C'est la version individualiste-capitaliste. On peut aussi parler, c'est la version marxiste, d'une crise territoriale, ou mieux encore d'une crise du rapport territorial, pour marquer le fait que dans la crise systémique du libéral-productivisme, une des composantes principales se rattache à la prédation absolue qu'exercent les forces dominantes sur l'ensemble des rapports sociaux territoriaux.

Ce qui précède nous permet de mieux saisir ce qui s'est passé au printemps 2008 dans et autour de la grève des ateliers CFF de Bellinzone : la logique et les contraintes de la finance justifient la ruine d'un territoire, c'est-à-dire la désertification culturelle et sociale d'un espace humain.

Le capitalisme libéral-productiviste est une variante financiarisée du capitalisme. Ce ne sont plus les entrepreneurs qui décident ce qu'ils vont entreprendre et, pour cela, vont demander du crédit aux banques. Ce sont les détenteurs de capitaux, ceux qui investissent en achetant les actions des entreprises, qui dictent leurs volontés aux entrepreneurs en fonction du taux de rendement qu'ils attendent de leurs capitaux investis. Ces investisseurs ont été convaincus par les techniciens de l'ingénierie financière, banques et autres institutions financières, qu'on pouvait obtenir mieux que les 3 à 5% de rendement considérés comme normaux à l'époque fordiste, jusqu'à la fin des années 1970. De 10% à la fin des années 1980, les objectifs de rendement ont passés à 15% 10 années plus tard, puis à 20 ou 25% dans les années de folle spéculation de la décennie 2000. La spirale des appétits financiers ne connait pas de limites, en déconnexion totale d'avec la réalité. L'investisseur attend deux choses, l'appréciation du cours de l'action qu'il a achetée et un dividende annuel élevé pour cette action. Pour l'entreprise, satisfaire ces attentes signifie une marche forcée pour accroître la productivité, les parts de marché et les bénéfices. La brutalité de la concurrence dégénère en ce qu'il faut qualifier de guerre économique globale. Le champ de bataille est devenu mondial, sur lequel les financiers jonglent avec les entreprises comme les états-majors militaires jonglent avec leurs escadrons de soldats. Fermer, fusionner, recentrer, délocaliser, relocaliser sont les termes favoris de cette jonglerie sans fin qui n'accorde aux travailleurs qu'un choix restreint : esclaves ou chômeurs. Au gré des fluctuations du marché et de la voracité financière, des territoires entiers se vident, d'autres s'engorgent, la structure sociale des territoires se spécialise, se verticalise. Ici les riches, les décideurs, là les esclaves, les exclus, les pauvres. A l'exode rural du 19e et du 20e siècles ont succédé l'exode des friches industrielles des pays du nord et l'exode des pays affamés du sud.

C'est un peu tout cela qu'a exprimé, même confusément et implicitement, la population du canton lorsqu'elle s'est mobilisée pour soutenir les grévistes de Bellinzone. Aux grévistes qui avaient fondé leur mouvement sur la critique du rapport salarial libéral-productiviste, ce qui est tout à fait normal et honorable, la population a apporté une dimension supplémentaire, celle de la critique du rapport territorial imposé par le même libéral-productivisme. Peut-on faire l'hypothèse que cet élargissement idéologique et politique de la mobilisation a été décisif dans la retraite opérée en avril 2008 par le Conseil fédéral et le conseil d'administration des CFF ? Il est difficile de l'affirmer puisque l'autre scénario, celui d'une critique unidimensionnelle du rapport salarial, ne s'est finalement pas réalisé et qu'on ne saura jamais ce qu'il aurait produit. Mais, à tout le moins, on ne peut l'infirmer.

Cela dit, on voit que la dimension territoriale, spatiale des rapports sociaux est devenue centrale dans la période libéral-productiviste. Or, telle que nous l'avons définie, la dimension territoriale peut aussi se comprendre comme un bien commun, un bien de première nécessité pour chacun, chaque jour. Par là, elle constitue un angle d'approche pertinent pour l'analyse de la période actuelle du capitalisme. Mais elle ouvre aussi de nouvelles possibilités de lien entre les luttes salariales et celles des autres laissés pour compte de la société : mouvements des chômeurs, des femmes, des mal-logés, des habitants de quartier.

Juillet 2009/jndp

Notes

[1] David de Pury et al., Ayons le courage d'un nouveau départ - Un programme pour la relance de la politique économique de la Suisse. Zürich, Orell Füssli, 1996, 80 pages.

[2] En Suisse, le taux stagne autour de 6%, mais la statistique ignore superbement que 5-6% de la main-d'œuvre totale a été renvoyée dans ses pays d'origine, sans permission de retour. Ce qui nous ramène à un taux de chômage réel de 12-13%, soit exactement dans la fourchette moyenne européenne. La Suisse a exporté la moitié de ses chômeurs.

[3] Les mauvais sont éliminés, seuls subsistent les bons.

[4] Il est frappant de voir comment les idéologues libéraux arrivent à faire de l'Etat un acteur autonome, une sorte de personne. En 1945, chaque citoyen est persuadé que « l'Etat, c'est nous », c'est-à-dire l'acteur collectif chargé de veiller au bien-être de tous. Une force bienveillante donc, et unanimement considérée comme indispensable. Vers 1980 et plus nettement encore à partir de 1990, le renversement de valeur est accompli : l'Etat est une force négative, nuisible, refuge des paresseux, des assistés, des privilégiés. Il doit être réformé de fond en comble.

[5] C'est à Robert Boyer (1979) que l'on doit la distinction entre petites et grandes crises. Une petite crise est un accident de parcours qui, même grave, ne remet pas en cause les fondamentaux du régime de croissance en vigueur. Une grande crise annonce au contraire l'épuisement de ces fondamentaux et le passage à un nouveau modèle de développement. Cf. Boyer Robert, La crise actuelle : une mise en perspective historique, in Critiques de l'économie politique, nouvelle série n° 7-8, avril-septembre 1979, pages 5-113.

[6] Il s'agit d'une tendance moyenne, tous secteurs confondus. On verra lors de la crise de 2007-8 qu'une petite minorité dans le secteur financier s'en était mieux sortie

[7] La privatisation apportera à ces secteurs plus de performance et d'efficience, grâce au jeu de la concurrence, ce qui conduira à la baisse des coûts et des tarifs. Les citoyens en seront les premiers bénéficiaires.

[8] Je tire ces renseignements d'une intervention faite par Alain Lipietz au Forum Social Mondial de Belem en janvier 2009. On en trouvera le texte sur http://lipietz.net

[9] La rémunération est une forme de don (en nature ou en argent) qui vient récompenser celui à qui on a confié une charge (du latin munus), dans les systèmes réciprocitaires traditionnels. Ce que l'on rend en retour d'une charge.

[10] On notera que cette dimension territoriale de la vie sociale est curieusement négligée dans les travaux de l'Ecole de la régulation depuis sa création dans la 2e moitié de la décennie 1970. Seul Alain Lipietz dans ses recherches antérieures (Lipietz 1974, 1977), puis postérieures aux textes fondateurs de l'Ecole de la régulation (Aglietta 1976, CEPREMAP 1978, Boyer-Mistral 1978, Lipietz 1979) a travaillé dans cette direction (Leborgne-Lipietz 1988, 1990, 1991, Benko-Lipietz 1992, 1995), renouant avec la tradition des études de Lefèbvre (1968, 1970, 1974) et les renouvelant. Cependant, son engagement politique chez les Verts aidant, Lipietz a abandonné ce programme de recherche depuis la 2e moitié des années 1990 pour concentrer ses travaux autour de la problématique de l'écologie politique. En tout état de cause, on ne trouve dans aucun écrit se réclamant de l'Ecole de la régulation une présentation formelle de ce que j'appelle ici « rapport territorial ».

Références

  1. Aglietta Michel, Régulation et crises du capitalisme. Paris, Calmann-Lévy, 1976, 334 p.
  2. Boyer Robert, La crise actuelle : une mise en perspective historique, in Critiques de l'économie politique, nouvelle série n° 7-8, avril-septembre 1979, pages 5-113.
  3. Boyer Robert et Mistral Jacques, Accumulation, inflation, crises. Paris, PUF, 1978, 344 p.
  4. CEPREMAP, Approches de l'inflation : l'exemple français. Paris, Recherches économiques et sociales n° 12 La Documentation française, 1978.
  5. Lefèbvre Henri (1968), Le droit à la ville. Paris, Anthropos.
  6. Lefèbvre Henri (1970), La révolution urbaine, Paris, Gallimard.
  7. Lefèbvre Henri (1974), La production de l'espace, Paris, Anthropos.
  8. Lipietz Alain, Le tribut foncier urbain, Paris, Maspéro, 1974.
  9. Lipietz Alain, Le capital et son espace, Paris, Maspéro, 1977, 165 p.
  10. Lipietz Alain et Leborgne Danielle, L'après-fordisme et son espace. Paris, Les Temps Modernes, vl. 43, n° 501, 1988, pp. 75-114.
  11. Lipietz Alain et Leborgne Danielle, Pour éviter l'Europe à deux vitesses. Paris, Travail et Société, vol. 15, n° 2, 1990, pp. 189-210.
  12. Lipietz Alain et Leborgne Danielle, Idées fausses et questions ouvertes de l'après-fordisme. Paris, Espaces et Sociétés, n° 66/67, 1991, pp. 39-68.
  13. Lipietz Alain et Benko Georges (eds.), Les régions qui gagnent. Paris, PUF, 1992, 424 p.
  14. Lipietz Alain et Benko Georges, De la régulation des espaces aux espaces de la régulation, in Boyer Robert et Saillard Yves (eds), Théorie de la régulation, l'état des savoirs. Paris, La Découverte, pp. 293-303.