Débat du groupe «Genève: 500 mètres de ville en plus»
et les responsables socialistes des communes de la ville de Genève
La Ville n'est pas la ville.
Alain Cudet, avec la participation des membres du groupe
«Genève: 500 mètres de ville en plus» - 23 juin 1995.
Depuis que la ville n'est plus entourée de fortifications, il est
impossible de la délimiter clairement selon les seuls critères
morphologiques, même les plus simples. C'est encore plus patent
aujourd'hui alors que la ville s'étend fort loin du centre historique, en
des formes très diverses.
L'hétérogénéité des activités, des classes, des rapports sociaux a toujours
été une caractéristique de la ville. De ce point de vue, on peut dire
qu'une ville homogène n'est pas une ville. Ce qui provoque aujourd'hui
l'éclatement des discours sur la ville, c'est l'hétérogénéité du contenu
social qui s'est ajoutée une hétérogénéité du contenant, c'est-à-dire de la
morphologie. Après des siècles, voire des millénaires d'homogénéité du
bâti urbain, on en vient ainsi à ne plus reconnaître la ville et à
prétendre qu'elle n'existe plus. En réalité, c'est uniquement la ville
classique qui n'existe plus, ou du moins qui ne subsiste qu'à l'état de
reliquat, dans la ville contemporaine. Enfin, la conjonction entre
hétérogénéité sociale et hétérogénéité morphologique a comme conséquence
majeure une superposition des fonctions dans la ville. C'est un phénomène
qui est apparu plus récemment et qui est extrêmement déstabilisant pour
l'aménagement du territoire et l'urbanisme. C'est en particulier tout le
discours d'inspiration fonctionnaliste qui s'est trouvé remis en cause,
sans parler ici de l'historicisme. Face au chaos conceptuel causé par ces
changements, le discours postmoderniste se présente comme une voie nouvelle
avec comme principe de base la négation de tout ordre conceptuel. En ceci
il rejoint le discours dominant visant à la dérégulation sociale.
Ne pas comprendre une réalité donnée, n'implique pas, pour autant, que
celle-ci ne soit pas animée d'une logique sous-jacente, encore moins que de
nouvelles régulations puissent être négociées. Derrière le chaos de la
ville « périphérisée », il y a un ordre, celui de nouvelles centralités.
Pour les comprendre, il faut les reconnaître et, pour les reconnaître, il
faut partir d'un point de vue global sur la ville, c'est-à-dire cesser de
créer de nouvelles catégories conceptuelles chaque fois que de nouvelles
formes apparaissent. Ainsi, les catégories de banlieue, suburbain,
périurbain, résidentiel, rurbain, se présentent-elles comme autant
d'obstacles à une compréhension renouvelée de la ville. Il faut cesser
d'atomiser le savoir pour rendre compte de l'hétérogénéité croissante et
chercher au contraire à dégager ce qui est commun aux différentes parties
de la ville, sans exclusive de forme et de contenu.
Ce qui est vrai pour la théorie et la pratique urbanistique l'est également
pour la conscience urbaine et pour la gestion de la ville. Aujourd'hui, il
y a une opposition beaucoup plus grande que celle qui prévaut entre ville
et campagne, c'est celle qui se creuse entre les parties de la ville. En
Suisse, ce problème est tout à fait central. Cette absence de conscience
urbaine est probalement l'obstacle le plus important à une reconnaissance
des villes au plan fédéral. Elle est une condition essentielle en faveur
de l'élaboration d'une politique fédérale urbaine, non plus tournée
prioritairement et uniquement vers les régions rurales, mais qui soit en
mesure d'aider la majorité de la population de ce pays.
La difficile émergence d'une conscience urbaine qui corresponde au
développement réel de la ville s'explique notamment par la permanence des
limites politico-administratives qui définissent les communes. Tout comme
la défense de la famille, « cellule de base de la société » et des «
libertés individuelles », l'autonomie communale est un cheval de bataille
idéologique des formations politiques conservatrices. Sur l'autre versant
politique, la gauche et l'extrême gauche, en luttant contre l'Etat central,
ont largement alimenté la tendance communaliste, particulièrement en
confondant la problématique urbaine à celle du logement. En ceci, elle
rejoint la droite à l'occasion des conflits et des compromis successifs sur
un des objets centraux du modèle de développement « fordiste ». Elle s'est
systématiquement éloignée de la distinction essentielle qu'a notamment
faite Henri Lefebvre entre logement et habitat. Le logement n'est qu'un
bien interchangeable destiné à abriter les objets de la production de
masse. L'habitat ne peut suivre la même logique, puisque ce concept
incorpore les multiples dimensions de la quotidienneté, c'est-à-dire qu'il
n'est pas réductible aux aspects immédiatement reproductibles d'une
conception sociale fonctionnaliste.
Il n'est pas question ici de prôner l'Etat contre la commune au nom de la
ville, mais d'exprimer que le développement de la démocratie locale ne peut
se faire sans progression parallèle de la démocratie centrale. C'est une
problématique contemporaine générale : la ville n'est qu'un exemple
particulier. La problématique n'est pas strictement helvétique : elle
prend un tour particulier, en raison de l'attachement à une structure
politique ancienne, d'autant plus difficile à adapter qu'elle est alimentée
par des recettes anachroniques.
Genève est un cas particulier en Suisse, car les communes y sont sous la
surveillance étroite du canton, qui limite très fortement leurs compétences:
leur budget doit être équilibré, les groupements intercommunaux sont
strictement conditionnés par la loi cantonale et, de manière générale, leur
décisions les plus importantes ne sont exécutoires qu'après avoir été
approuvées par le canton.
Jusqu'à une période récente, la revendication d'une plus grande autonomie
communale était une revendication davantage de la droite que de la gauche.
C'était une revendication à géométrie variable, dans la mesure où il
s'agissait davantage d'obtenir l'autonomie des petites communes de
campagne, à tradition bourgeoise, que celle de la Ville de Genève. Cette
distinction entre la Ville - avec un grand « V », c'est la commune - et les
autres communes, n'est d'ailleurs pas nouvelle, puisque la fondation du
canton à la Restauration fut accompagnée de la suppression du statut de
commune de la Ville, qui était alors directement administrée par le Conseil
d'Etat. La crainte d'une concurrence entre la ville et le canton,
c'est-à-dire en fait avec les autres communes, a toujours marqué les débats
politiques cantonaux. Après la révolution radicale de 1841, ce fut un des
thèmes majeurs des débats de la Constituante de 1842. En 1930, ce fut
encore le cas avec les débats sur la question de la fusion de la ville avec
quatre communes suburbaines. A chaque fois, la défense de l'existence de
la ville, en tant que commune, fut portée par un camp progressiste, à
savoir les radicaux au XIXème siècle, les socialistes au début du XXème
siècle. Il en est de même dans les autres villes suisses qui ont effectué
des fusions communales dans les trente premières années du XXème siècle (à
l'exception notable de Lausanne et de Lucerne).
Aujourd'hui à Genève, le Parti socialiste, reprenant la complainte des
communes bourgeoises de la partie la moins urbanisée du canton, réclame
également plus d'autonomie communale. Ceci sous le motif que, face à la
crise financière et de légitimité de l'Etat, la commune serait une réponse
progressiste. En affirmant que Cité et démocratie d'une part, ville et
République d'autre part, sont historiquement liées, on pense sortir Genève
de la crise en affranchissant la Ville.
Dans les années '30, la fusion de la commune de Genève avec quatre communes
suburbaines était justifiée par le développement de la ville bien au-delà
des limites de la commune. Mais on semble aujourd'hui incapable de tenir
le même raisonnement lorsque l'on parle de la ville actuelle, qui est
pourtant un ensemble hétérogène, autant du point de vue morphologique que
du point de vue économique et social. Celle-ci s'étend en effet d'une part
transversalement au canton en débordant largement la frontière, en
particulier avec Annemasse et la zone résidentielle jusqu'au pied des
Voirons et, d'autre part, suivant une tendance au développement vers le Sud
en direction de la Plaine de l'Aire et Saint-Julien.
Les positions politiques à propos de l'autonomie communale ne reposent
finalement que sur des préoccupations politiciennes, liées à la conjoncture
électorale. La gauche défend l'autonomie des communes, où elle est
majoritaire, pour obtenir le partage des charges et la possibilité de
développer une politique différente de celle du canton. La droite (mis à
part le Parti radical dont l'existence même de la commune de Genève est la
conquête historique) qui se présente depuis des années comme la championne
de l'autonomie communale la refuse à la Ville (le Parti libéral n'a même
pas de section ville). Elle craint les conséquences au plan cantonal d'une
ville rouge-rose-verte plus autonome. Il semble que ce qui motive le
soutien de droite à l'autonomie communale des petites communes du canton
est lié à leur homogénéité et leur stabilité sociale et politique, tandis
que la Ville réserve par nature plus de potentialité de changements.
Comment, en dépit de ces divergences, expliquer alors le véritable
compromis territorial que fut, en 1930, la fusion de la commune de Genève
avec quatre communes périphériques ? Cette fusion fut une opération
minimale en regard du développement réel de la ville et des problématiques
qui en découlaient, ainsi que de la réticence à entamer réellement le
pouvoir cantonal et celui des autres communes. La fusion s'est bien opérée
entre les cinq communes, mais elle fut accompagnée de transferts de
compétences au canton. Toutefois, on peut dire que la fusion a été un
échec, car elle n'a pas porté sur les portions de territoire véritablement
concernés par l'urbanisation en cours, le long des voies de communication
nouvellement étendues peu de temps auparavant, en particulier le réseau de
tramway.
En 1930, parmi les défenseurs d'une modification de la répartition des
compétences entre Ville et canton pour des raisons d'urbanisme, Camille
Martin développe un point de vue original et toujours d'actualité. Il ne
se limitait pas à englober dans la ville les communes très urbanisées et
directement contiguës. Il prenait également en compte celles qui étaient
en phase d'urbanisation, avec une occupation de territoire en ordre
discontinu, ainsi que celles qui présentaient des potentiels de
développement intéressant pour la ville. Ainsi parvenait-on ainsi à un
ensemble de 19 communes, regroupant près de 80% des habitants du canton,
dont «l'unité résulte avant tout de la communauté des intérêts et de
l'identité des occupations des habitants» (Cf. carte p.218)
Camille Martin n'était pas partisan d'une fusion. Selon lui, le
regroupement des 19 communes réellement concernées par la réalité du
développement de la ville aurait constitué un poids disproportionné par
rapport à l'ensemble du canton : « ce serait placer sur un corps chétif une
tête énorme » 1 .
Par ailleurs cela aurait conduit à fabriquer «un monstre
à deux têtes, deux têtes qui rentraient rarement sous le même bonnet:
l'Etat et la Ville». En raison de cette situation particulière, la
solution qu'il préconisait consistait à créer une confédération de
communes, sous la présidence effective du Conseil d'Etat. Il s'agissait
surtout de ne pas créer de source de conflits supplémentaires, tout en
avançant sur la voie d'une unification : «Toute mesure susceptible
d'augmenter les chances de conflit et de retarder l'unification (...) devrait
être rejetée.»
Cette proposition mérite aujourd'hui d'être considérée à nouveau et va bien
au-delà des calculs électoraux, dignes d'une politique de clochers ; ce qui
était vrai en 1924 déjà, l'est a fortiori en 1995 : le canton de Genève est
un canton-ville dont l'ensemble urbain va bien au-delà des frontières
nationales. Revendiquer une atomisation politique de cet ensemble, comme
casser les niveaux de démocratie intermédiaire en faveurs du canton, ne
crée pas les conditions d'une reconnaissance de la problématique spécifique
de la ville et de son existence au plan fédéral.
Dès lors, il y a urgence à cesser de confondre la Ville avec la ville et de
se placer dans une perspective globalement urbaine.
Un débat sur la question de la commune et de la ville doit porter sur les
points suivants:
- La ville actuelle n'est pas limitée à la ville historique et à
l'hyper centre ; il faut y inclure les parties de ville produites durant la
période fordiste (grands ensembles, banlieues), les zones de villas et
d'habitat pavillonnaire, les zones d'urbanisation probables et prévisibles,
de telle sorte que l'ensemble dont on parle s'étende d'Annemasse et sa
périphérie jusqu'à Ferney, et des zones construites en bordure du Lac
jusqu'à la plaine de l'Aire et Saint-Julien.
- La ville n'est pas réductible à un ensemble de fonctions limitées,
encore moins à une addition de logements. La gestion de la ville n'est pas
réductible à une politique du logement, c'est-à-dire à une politique d'un
objet de consommation de masse interchangeable. C'est pourtant
principalement sous cet angle que la gauche conçoit la ville. C'est le
principal obstacle qui se dresse aujourd'hui face à une amorce de solution
aux problèmes urbains. La gauche est potentiellement mieux armée
intellectuellement pour aborder la ville dans une perspective qui puisse
inclure des éléments rebelles à la quantification analytique
2 .
Genève se trouve actuellement dans la situation paradoxale, où pendant que
les communes françaises voisines et moins urbanisées s'organisent
collectivement en référence à leur situation commune, vis-à-vis de la
centralité genevoise, les communes du canton et de la ville s'acharnent à
réclamer plus d'autonomie sans point de vue commun. Un débat sur la ville
- comprise globalement – réunissant des élus progressistes des communes de
la ville, serait un premier pas pour dégager ce point de vue commun de la
gangue des particularismes communalistes.
1
«A propos de la fusion de la ville et des Communes suburbaines:
notes d'un urbaniste»,
in
Bulletin de la Société pour l'Amélioration du Logement,
36, 1924, p.221
2
Cf. à ce propos: LEVY Jacques, «La ville, la gauche: un rendez-vous manqué»,
Libération, 18 avril page 6
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