Groupe «Genève: 500 mètres de ville en plus»

Le safari urbain

Novembre 2005


1. Le safari urbain instrument du projet territorial

Le safari urbain (bon voyage en swahili) en tant qu'instrument du projet territorial trouve ses origines dans la contestation sociale et culturelle des urbanismes.

Selon Henri Lefèbvre («La révolution urbaine») il y a trois urbanismes, celui des humanistes qui proposent des utopies abstraites, celui des promoteurs qui vendent de l'urbanisme c'est-à-dire du bonheur, du «style de vie», du «standing» et celui de l'Etat et des technocrates dont les activités se dissocient elles-mêmes en volonté et représentation d'une part et en institutions et idéologies d'autre part.

En ce qui concerne la première catégorie il faut rappeler encore que selon Peter Sloterdijk («Règles pour le parc humain») l'humanisme construit les barrières de l'enclos du parc humain.

Le safari est donc au départ une arme de la critique, un instrument de la révolte des sujets contre les structures. Les sujets ce sont les habitants, les usagers de la ville; les structures: les plans, les projets dits officiels, privés ou publics ou semi, etc. Lorsqu'ils contestent les structures les habitants descendent dans la rue, occupent et parcourent les lieux.

Ce qui manque, à la plupart des théoriciens de l'aménagement du territoire et de l'urbanisme, c'est la subjectivité et c'est parce qu'il manque la subjectivité, qu'il manque la contradiction.

La faiblesse des tenants des structures, des structuralistes, c'est qu'ils ne voient pas que les agents porteurs de structures (les habitants de la ville) sont des sujets toujours en conflit et si les structures (superstructures): plans, infrastructures, équipements peuvent exister c'est que d'une certaine façon on a réussi à stabiliser un accord entre ces sujets sous forme d'un grand compromis.

Comme le rappelle Alain Lipietz («Ecole de la régulation et critique de la raison économique») l'un des fondateurs de l'Ecole de la régulation en économie à propos des Trente glorieuses «Au contraire on s'est demandé: "Mais quand même comment se fait-il qu'il n'y ait pas eu de crise entre 1950 et 1970? Finalement sur quoi s'était fait l'accord?" Des types comme Billaudot, Granou ou Henri Lefèbvre, qui par d'autres aspects avaient étudié les bases idéologiques, culturelles, de ce grand compromis, nous ont beaucoup aidé.»

Parmi les premiers inventeurs et développeurs de cette arme de la critique il faut mentionner l'Atelier de recherche et d'action urbaines (ARAU) qui à Bruxelles depuis 1969, à l'aide notamment de visites guidées, mobilise l'énergie des bruxellois autour des enjeux urbains de leur ville.

Souvent dans le mouvement de contestation, parfois à côté, pour amplifier et préciser celle-ci s'élaborent des contre-projets d'aménagement du territoire et d'urbanisme.

  • Un contre-projet territorial n'est pas une variante. C'est une critique qui vise une situation donnée ou trouvée mais aussi un projet qui doit pouvoir exister de manière autonome.
  • Un contre-projet met en question le procès de la production courante du projet de territoire.
  • Un contre-projet change ses propriétés inventives par la résistance à une situation forcée, par l'opposition à une imposition.
  • Un contre-projet n'a pas comme finalité immédiate sa réalisation. Il sert aussi à comprendre et à transformer une situation.
  • Un contre-projet est souvent conçu à partir d'un modèle qui recèle les données fondamentales. Il a les caractères apparents d'un type. Une marque qui constitue sa force de critique et de démonstration.
  • Un contre-projet existe souvent en parallèle à une critique d'un projet officiel. Il est fréquemment provoqué par le mouvement social et culturel qui engendre cette contestation mais il reste relativement indépendant de celui-ci. En effet, les rythmes et les échéances du mouvement ne correspondent que très rarement aux temps du contre-projet.

C'est alors que se tissent les relations entre le contre-projet comme réponse aux projets des urbanismes et le lieu d'où est partie la contestation de ceux-ci.

En paraphrasant Marcel Proust5 dans ses considérations sur le travail de l'écrivain, on peut soutenir que «l'oeuvre du contre-projeteur n'est qu'une sorte d'instrument optique qu'il offre à l'habitant pour lui permettre d'apercevoir ce que peut-être, sans contre-projet, sans les dessins et textes de celui-ci, il n'aurait pas vu de lui-même.»

Ce mode de relations, par l'intermédiaire d'un safari urbain, entre un projet et un lieu peut alors devenir indépendant d'un mouvement spécifique et d'un lieu particulier. Le projet peut prendre alors un caractère global, toute la ville par exemple, et devenir un pôle de référence pour la formation d'un mouvement social et culturel à condition de rester collectif, critique et mobile.

En ce sens le projet territorial qui prend appui sur le safari urbain a plusieurs caractéristiques:

  • Il est autant procès que produit «La traversée est aussi importante que le port». Il pose la question de la relation projet-habitants.
  • Il est un instrument spécifique qui permet de poser les problèmes et mettre en évidence les questions. Il n'est pas un outil qui vient à la suite de la découverte et du recensement de besoins devant être traduit dans l'espace.
  • Le projet territorial est ainsi un instrument de recherche.


2. Situation

Pour comprendre la situation actuelle de la ville de Genève, la ville la vraie pas la commune, et les problèmes auxquels elle est confrontée, comprendre pour maîtriser, il faut adopter une proposition préalable sur son développement urbain.

La conjugaison de nombreux facteurs économiques, sociaux, politiques, etc. provoque une urbanisation du territoire dans la cuvette genevoise qui saute par-dessus la zone dite agricole, objet d'une protection rigoriste, pour s'implanter par segments sur le sol des départements français de l'Ain et de la Haute-Savoie, le long de la frontière franco-suisse, jusque dans le canton de Vaud. Et, si l'on tient compte dans les communes françaises limitrophes situées à la proximité du périmètre frontalier, de l'existence de nombreuses zones d'urbanisation différées, il y a là un grand potentiel de terrains à bâtir pour terminer une couronne urbaine dense.

Ce phénomène urbain fait apparaître une nouvelle Genève qui entoure l'ancienne formée des tissus médiévaux, du XIXe siècle et des années '60, confinée dans ses nouvelles murailles vertes.

Une nouvelle Genève, qui s'étend et recule les limites du cadre bâti vers Douvaine (74), le pied du Salève et Saint-Julien en Genevois (74), le pied du Jura, Gex et Divonne (01), ainsi que vers Nyon (VD). On peut observer là une aire où se développe une ville pour laquelle il est urgent d'établir un projet territorial.

Ce phénomène urbain, pose aussi la question de l'avenir de la zone dite agricole. Celle-ci, enchâssée dans les deux Genève, forme ainsi une réserve pour créer d'importants parcs urbains futurs.

Il faut donc tenir compte de cette nouvelle Genève lorsque l'on veut traiter d'aménagement du territoire et d'urbanisme.

Mais il y a plus. Les multiples facettes de cette situation font apparaître de très nombreuses questions qui, à partir de problèmes urbains de base - formes et programmes, contenus et contenants du territoire - débouchent sur des interrogations qui relèvent d'un ordre plus global. Un ordre qui n'est pas étranger à l'état du monde en général et à la construction de l'Europe en particulier.

Genève s'installe ainsi dans les problématiques du présent, notamment dans celles qui concernent les identités frontalières, à un moment de l'histoire où les identités crispées, les Etats-nations, les souverainetés idéologiques s'évaporent progressivement, dans un monde où la pensée relationnelle se substitue aux vérités dures comme fer, où les références bivalentes perdent leur valeur, ni ceci ni cela, ni noir ni blanc, ... ni français ni suisse, et où parallèlement, les temporalités et les territorialités du mélange prennent le devant de la scène.

Cette nouvelle Genève qui se forme et se développe est un signe, un appel à ce qu'elle forme avec l'ancienne Genève, une ville hybride, où toutes les formes positives de l'hybridité peuvent être reconnues, utilisées et développées.

Genève est une ville qui s'est développée au fil du temps de manière continue. Compte tenu des contingences économiques et politiques, ce développement s'est opéré de manière intensive intra-muros: démolition - reconstruction, surélévation, changement d'affectation... et extensive extra-muros: constructions sur de nouveaux territoires non-bâtis, principalement agricoles. Ce double mouvement entretient une relation dialectique entre centre et circonférence de sorte que les changements successifs de nature, de forme et d'échelle de la ville font que celle-ci traverse l'histoire en conservant sa cohérence et son identité.

Ainsi la ville médiévale, enserrée dans ses fortifications, a crû essentiellement par des surélévations, notamment lors de la Réforme. Puis, du milieu du XIXe siècle, une première extension, construite sur l'emplacement des anciennes fortifications, a permis à la ville la réalisation de nouveaux quartiers.

Au-delà de ce territoire, la ville a continué son développement sur les trois communes adjacentes, Plainpalais, Eaux-Vives, Petit-Saconnex, dont la fusion, pour constituer la commune de Genève, est intervenue en 1930. Toutefois Carouge, qui faisait partie du même train, a refusé lors de la votation populaire, son adhésion à la nouvelle entité. À noter qu'après cette date, plus aucune initiative politique digne de ce nom n'a été prise pour faire coïncider la notion de ville à son territoire politique effectif.

Après la période de crise des années ‘30 commence la longue phase du Miracle helvétique 1937-87 qui va se traduire par une profonde mutation de la ville, caractérisée par la reprise du double mouvement d'implosion intra-muros et d'explosion extra-muros. Ainsi, parallèlement aux transformations radicales de la cité, plusieurs cités-satellites et grands-ensembles verront le jour sur les communes de Meyrin, Vernier, Onex et Lancy notamment.

Cette ville des années ‘60, de la haute conjoncture, va subir de front les crises pétrolières, la montée des protectionnismes à tendance environnementale, telle que la protection de la zone agricole, et le développement des égoïsmes de proximité. La référence idéologique est alors la notion de «construire la ville en ville». Cette période verra le centre se surdensifier, tant par d'importantes transformations et surélévations d'immeubles existants que par réalisations immobilières spéculatives de friches industrielles.

Parallèlement à ce repli émerge un phénomène que la plupart des responsables impliqués dans l'aménagement du territoire se refusent de constater: la ville dépasse les limites nationales pour se développer au delà des frontières.

Ainsi, la nouvelle Genève prend forme de façon extrêmement rapide et dynamique. On y retrouve un grand nombre d'affectations et d'activités qui ne trouvent pas place sur le territoire genevois. Ce sont particulièrement des centres commerciaux, des hôtels de catégorie moyenne, des centres de divertissements et de loisirs, des résidences secondaires, et de l'habitat pavillonnaire.

La nouvelle Genève constitue bien une partie de cette ville en mouvement et s'étend comme à d'autres époques l'a fait l'ancienne, par exemple lors de la démolition des anciennes fortifications ou lors de la construction des cités-satellites et des grands ensembles qui ont constitué des phases essentielles de son développement.